Le phénomène de décès précoce des médecins tunisiens interpelle, par les drames qu’il génère tant sur le plan familial que professionnel.
Par Dr Lamia Kallel *
En moins de deux semaines, le Conseil régional de l’ordre des médecins (CROM) de Tunis a déploré 4 disparitions de médecins en exercice. Il s’agit en l’occurrence des docteurs Mohamed Karim Mbarek, pneumologue, et Salma Idriss Kanoun, endocrinologue, tous deux médecins de la santé publique en exercice à Tunis. Il s’agit aussi du Dr Mustapha Jlajla, médecin de libre pratique à Bizerte, et du Pr Najet Belhadj, chef de service de gastro-entérologie à la Marsa.
Ces collègues sont partis tôt alors qu’ils étaient encore en pleine activité professionnelle. Paix à leurs âmes et patience à leurs familles respectives.
Des disparitions particulièrement cruelles
Il ne s’agit là que des cas les plus récents, car bien d’autres collègues nous ont quittés, précipitamment, plus tôt cette année. Je citerais, sans être exhaustive, notre ami le Dr Mondher Guerchi, médecin de libre pratique installé à Tunis, et le professeur et médecin colonel Nabil Gordah, chirurgien digestif à l’hôpital militaire de Tunis.
Une autre disparition particulièrement cruelle et révoltante, celle de notre brave consoeur, le Dr Leïla Mhamdi, médecin de la santé publique et jeune maman, décédée pendant son service aux urgences de l’hôpital de Bouhajla de Kairouan alors qu’elle était enceinte, à terme !
Ainsi fut le cas du Pr Slim Bouzaidi, gastro-entérologue à l’hôpital Charles Nicolle, la cinquantaine, décédé au décours d’un malaise survenu sur son lieu de travail au bout d’une matinée de travail habituelle ou plutôt habituellement chargée en stress.
Difficile enfin de ne pas évoquer le cas du Dr Nabil Chehaibi, cardiologue et jeune chef de service à Kairouan, décédé sans préavis aussi.
Bref, vous l’avez compris, la liste est bien longue, celle des médecins qui rendent l’âme tôt, alors qu’ils étaient encore en pleine activité professionnelle, en train de soulager les souffrances des uns et de sauver les vies des autres.
C’est particulièrement émouvant aussi bien pour les proches et amis des défunts que pour les propres patients de ces médecins décédés en pleine période d’exercice médical.
Faut-il évoquer le cas de feu le Dr Mohamed Karim Mbarek ? L’une de ses patientes avait appris la triste nouvelle de son décès en essayant de le joindre sur son portable et de lui faire part, comme entendu la veille, des résultats des analyses qu’il lui avait prescrites. Emue, la patiente avait tenu à rendre un dernier hommage à son médecin en assistant à ses funérailles…
C’est dire la grande préoccupation qui tourne autour de ce phénomène de décès précoce des médecins tunisiens, un phénomène qui génère de véritables drames tant sur le plan familial que professionnel.
Un phénomène qui mériterait d’être étudié de près
Perdre un médecin en exercice, c’est voir s’évaporer, dans un clin d’œil, un investissement d’une quinzaine d’années en termes de savoir, savoir-faire et savoir-être. Mourir jeune, quand on est médecin de libre pratique en particulier, c’est un vrai calvaire qui démarre quelque part pour une petite famille, vu le niveau de la couverture sociale dans ce secteur.
Alors quel est l’ampleur de ce phénomène et quelles en sont les causes? C’est bien ce qui mériterait d’être étudié de près !
Et si l’image, perçue de loin, de ce corps médical, stigmatisé de partout, à en arriver aux arrestations judiciaires avant procès, récemment vécues, et si cette image, reflétée de loin donc, n’était pas vraiment celle observée de près ?
La réalité est qu’à l’instar de chaque corps de métier, le nôtre souffre de certaines défaillances même s’il est en train de rendre d’énormes services, des services de qualité en plus.
Seulement, et au vu de cette vague de disparitions précoces que connaît le corps médical, force est de suspecter que le corps médical connaît bien des doléances qui sont telles qu’elles pourraient engager le pronostic vital du soignant, avant même d’engager celle du soigné !!
Il serait temps, il serait important de s’occuper notamment des conditions de travail des médecins, généralistes comme spécialistes, ceux du privé aussi bien que ceux du public.
Certes, chaque secteur a ses propres spécificités mais travaillent-ils tous dans des conditions de travail qui répondent normes internationaux? Et puis qu’en est-il de l’insécurité vécue au quotidien par les médecins ainsi que par le personnel paramédical d’ailleurs? Qui encaisse les conséquences de toutes ces défaillances? Le médecin et sa santé, tout aussi que le patient, probablement !
En fait, le stress vécu par le médecin dans la prise en charge de chacun de ses patients, au quotidien, qu’il s’agisse d’une simple consultation, d’un acte d’exploration ou d’un acte de soin médical ou chirurgical, est une question majeure à débattre : la médecine n’étant pas une science exacte, le tout est de pouvoir gérer à la fois les doutes et les risques, et de manœuvrer dans des conditions de travail à risque et dans l’insécurité, tout en ajoutant le flou dans les textes juridiques!
De toutes ces problèmes non résolus, une seule certitude s’impose, une bien drôle de certitude en fait, celle que le médecin à l’échelle universelle, et le Tunisien en particulier, n’est pas bien pris en charge en ce qui concerne sa propre santé physique et mentale !
Voilà, la sonnette d’alarme est tirée ! La disparition précoce des médecins tunisiens, tout comme le burn-out, constitue un phénomène à prendre désormais au sérieux !
* Secrétaire générale du Conseil régional de l’ordre des médecins de Tunis.
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