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Quel avenir pour l’industrie du phosphate en Tunisie ?

L’industrie du phosphate en Tunisie est certes en crise, mais elle a encore de l’avenir, pour peu que la production reprenne et que des investissements publics conséquents soient consentis pour la moderniser et la rentabiliser davantage.

Par Khémaies Krimi

Au moment où beaucoup de Tunisiens pensent que l’accroissement de la production et de la transformation de phosphate pourrait booster les exportations du pays, atténuer le déficit exorbitant de la balance commerciale et contribuer à la reprise économique, des analyses plus fines de la situation socio-économique dans le bassin minier de Gafsa estiment que c’est le scénario contraire qui pourrait se produire. Autrement dit, c’est le contribuable qui va être obligé, un jour ou l’autre, de mettre la main dans la poche pour financer la restructuration d’un secteur déjà largement sinistré. Et pour cause, l’actuelle non-acceptabilité sociale et environnementale de la production du phosphate et dérivés, matières extrêmement polluantes et, en plus, exploitées de manière inéquitable, risque, pour peu de perdurer, de coûter très cher à l’Etat.

En effet, avec l’émergence, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, d’une forte demande sociale pour une meilleure qualité de vie, pour un environnement sain et pour une gestion inclusive des ressources naturelles du pays, il va falloir, tôt ou tard, accepter soit la fermeture soit le transfert en dehors des zones urbaines de tous les équipements polluants (usines, ports…).

Ce scénario va avoir un coût. Il est estimé à 3 milliards de dollars par «Mosieur phosphate», Kais Dali, l’un des meilleurs experts tunisien du phosphate, et ce, pour avoir été, durant de longues années, à la tête de la Compagnie de phosphate de Gafsa (CPG) et du Groupe chimique tunisien (GCT).

C’est là une des principales conclusions de la conférence organisée, le 12 mai 2018, par le Cercle Kheireddine, sur le thème: «Le secteur du phosphate tunisien, success story, défis actuel et futur».

Dans l’exposé des motifs qui l’ont amené à opter pour ce thème, le Cercle Kheireddine a donné déjà le ton en notant que «le phosphate, ressource stratégique par excellence, a longtemps nourri les fantasmes des uns et les désillusions des autres. Glorifié pour son rôle de ‘‘vache à lait’’ permettant d’alimenter le budget de l’Etat en devises, il a été diabolisé pour les dégâts qu’il a causés à l’environnement de la région de Gafsa et pour la mentalité rentière qu’il aurait instillée».

C’est dans cet esprit que le think-tank a invité une cinquantaine d’anciens hauts cadres à débattre de la situation du phosphate à la lumière d’une longue conférence faite par Kais Dali sur l’histoire, le présent et l’avenir du secteur du phosphate en Tunisie.

Kais Dali.

Aux origines d’une success story

Au rayon de l’histoire, le conférencier relève une success story marquée par quatre importantes étapes: la tunisification de la filière du phosphate accompagnée d’une longue période d’apprentissage (1958-1970), les premières modernisations technologiques (1971-1989), la recrudescence de la concurrence internationale, avec l’arrivée sur le marché de nouveaux producteurs (1990-2010) et enfin l’impact du soulèvement du 14-Janvier, avec, comme corollaires, le recul de la production par l’effet des mouvements sociaux. Cette dernière est passée de 8 millions de tonnes en 2010 à 4 millions de tonnes en 2017.

Points d’orgue de cette success story, l’intégration du secteur (création de plusieurs unités spécialisées et complémentaires…), la diversification géographique (création des industries chimiques de transformation de phosphate à Gabès, Sfax et Skhira…), l’émergence du groupe chimique en tant qu’entreprise mondiale, la conclusion de partenariats stratégiques avec des partenaires techniques financiers étrangers, la modernisation des méthodes d’exploitation…

Il s’agit notamment de l’option, depuis 1990, pour le développement des mines à ciel ouvert pour remplacer les mines souterraines. Cette méthode est reconnue comme étant moins coûteuse. Toutes les mines tunisiennes de phosphate sont maintenant de type «à ciel ouvert». Cette méthode d’exploitation minière a apporté d’importantes économies aux niveaux des coûts de main-d’œuvre et de productivité.

Au cours de la dernière décade, la CPG a vu sa production augmenter pour atteindre plus de 8 millions de tonnes en 2007, alors qu’elle était de 6 millions de tonnes à la fin des années 1980. Et le conférencier de rappeler les performances du secteur : «En 2010, le secteur pesait 2% du PIB, 8% des exportations, 0,3% des emplois, mais seulement 1% de la masse salariale nationale».

Il a ajouté que bien que la production de phosphate en Tunisie ait atteint son apogée en 2010, elle demeure inférieure à celle de la Chine (85 millions de tonnes), le Maroc (26 millions de tonnes) et les Etats-Unis (26 millions de tonnes).

Au rayon des ratages, le conférencier en a évoqué deux. Il a cité l’année 2008 au cours de laquelle le prix de l’acide phosphorique a connu une flambée sans précédent qui aurait du être accompagnée par de nouveaux investissements, mais cette année là, on a connu de graves troubles sociaux à Redeyef, qui ont empêché toute initiative dans cette perspective. Le Maroc, producteur concurrent, en a profité pour intensifier ses investissements dans cette industrie qui demeure compétitive à l’échelle internationale.

Le deuxième ratage concerne le retard qu’a accusé l’évolution du transport minier par rail et l’absence de nouveaux investissements de la Société nationale des chemins de fer tunisiens (SNCFT) en matière d’acquisitions de nouveaux wagons ou de rénovation des voies ferrées pour le transport des phosphates, ce qui a favorisé le renforcement du transport du phosphate par camions et augmenté son coût.

Problématique de la non-soutenabilité sociale et environnementale

S’agissant du présent, voire des défis actuels, Kais Dali a évoqué le recul, depuis 2011, de la production du phosphate et dérivés par l’effet de la non-acceptabilité sociale et environnementale de ces produits par les communautés jouxtant les sites de production, et ce malgré le recrutement de plusieurs milliers de personnes, l’effectif de tout le secteur phosphatier étant passé de 14.600 en 2010 à 25.758 en 2017. La plupart des emplois ont été créés à fonds perdus dans des sociétés qui devraient en principe améliorer, depuis 2013, la qualité de l’environnement.

Au sujet de la non-acceptabilité environnementale, le conférencier a rappelé, à titre indicatif, le rejet systématique de la société civile de Gabès de toute solution proposée par le Groupe chimique pour atténuer la pollution générée par les industries chimiques. Parmi ces solutions figurent le rallongement des canalisations d’évacuation du phophogypse dans la mer et la proposition d’un site pour l’enterrement de cette matière à 25 kms de la ville.

La solution serait pour lui le transfert, tôt ou tard, des sites de production en dehors des zones urbaines.

À propos de la non-acceptabilité sociale, le conférencier a mis l’accent sur l’extrême précarité que connaissent, particulièrement, les habitants des villes de Redeyef et de Moularès et insisté sur l’enjeu d’assurer, dorénavant, un suivi rigoureux des montants dépensés par la CPG au titre de la responsabilité sociétale au profit des communautés du bassin minier.

Dans ce contexte, il a reproché à l’Etat central d’avoir failli à ses responsabilités en laissant, depuis 2011, le GCT et la CPG gérer tous seuls les mouvements sociaux et les arrêts de travail.

Il a tancé également les autorités centrales en déplorant leur tendance à ne pas traiter, comme elles le faisaient avec le tourisme, le secteur stratégique du phosphate avec autant d’intérêt et d’égards.

Ce sont là deux messages sur lesquels Kais Dali a beaucoup insisté.

Le phosphate demeure une ressource stratégique rentable

Le conférencier devait aborder ensuite le futur du phosphate en Tunisie et dans le monde. Trois éléments évoqués méritent qu’on s’y attarde.

Le premier consiste en la persistance du phosphate et ses dérivés en tant que produits stratégiques pendant de longues années, voire des décennies.

Le second réside dans le fait que le sol tunisien engrange d’importantes réserves: Sra-Ouertane avec 1000 millions de tonnes (MT), bassin minier de Gafsa (500 MT), Djerid-Nefta (400 MT) Meknassy (15 MT). De tous ces gisements, seuls ceux du Djérid et de Sra-Ouertane ne sont pas encore exploités.

Selon Kais Dali, le gisement de Sra-Ouertane ne sera rentable que dans une vingtaine d’années lorsque la Chine et les Etats-Unis auront disparu du marché par l’effet de l’épuisement de leurs mines.

Dans cette perspective, la Tunisie pourrait produire, d’ici 2050, capter une bonne part du marché et produire 15 MT par an. À l’horizon 2030, le conférencier estime que, dans le cas des scénarios les plus optimistes, la Tunisie pourrait produire entre 8 et 10 MT.

Le troisième a trait à la problématique des grandes quantités d’eau utilisées pour le lavage du phosphate, et ce, au détriment de l’alimentation des communautés du bassin minier en eau potable. Kais Dali a relevé qu’il y a moyen de réduire cette consommation d’eau de 25 à 50 millions de m3 par an recourant soit à des déshydratants chimiques soit au dessalement de l’eau de mer.

Le coûteux critère de la soutenabilité sociale et environnementale

Lors de la discussion, les participants ont relevé plusieurs questions, particulièrement, la tendance du conférencier à privilégier les performances économiques de la filière phosphatière et à occulter les conclusions de deux précieuses études récentes, l’une traitant de l’impact du phosphate sur la santé dans le bassin minier et l’autre sur l’impact des industries chimiques sur l’environnement à Gabès.

D’autres ont reproché au conférencier de ne pas avoir pris en considération les nouveautés apportées par la nouvelle Constitution de 2014, notamment par l’article 12 (souci de justice sociale, développement durable, équilibre entre les régions, exploitation rationnelle des ressources nationales…) et l’article 13: «Les ressources naturelles appartiennent au peuple tunisien. L’État y exerce sa souveraineté en son nom».

Dans sa réponse, Kais Dali a indiqué que la soutenabilité sociale et environnementale est un critère nouveau, qui a besoin de temps et d’argent pour être consacré dans la réalité.

Au final, la conférence a tenu ses promesse et a été fort instructive au point qu’une députée présente est allée jusqu’à inviter Kais Dali à refaire son exposé magistral devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), afin de lui assurer une large diffusion et d’en faire profiter les députés.

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