Manifestation du 13 août 2018, journée nationale de la femme.
Il suffit d’observer l’évolution de la société tunisienne pour se rendre compte que la réalité qui est plus en avance sur la loi, ce qui plaide en faveur de la mutation juridique que préconise le rapport de la Colibe.
Par Salah El Gharbi *
La publication du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) constitue en soi un événement national qui vient de provoquer une sorte de séisme politico-médiatique, engageant de longs débats enflammés aussi bien sur la place publique qu’au sein de nos foyers où le texte de la Colibe est longuement commenté, disséqué par ses auteurs, salué par les uns, moqué, caricaturé et fustigé par les autres, ne laissant personne indifférent.
Manifestement, le président de la république, Béji Caïd Essebsi qui était à l’origine de cette initiative, a gagné son pari, celui de nous faire oublier ses déboires et celles de son fils, Hafedh, qui a fait imploser Nidaa Tounes, l’ex-parti de la majorité, à coups de manœuvres maladroites, et qui tente aujourd’hui, vainement, d’en recoller les morceaux.
Bonjour le clivage trompeur islamistes-progressiste
Un an avant les élections législatives et présidentielles, prévues fin 2019, la question de l’égalité successorale, principale proposition du rapport de la Colibe, se transforme en un enjeu politique qui nécessite la mobilisation des forces en présence qui jusque-là s’observaient comme des chiens de faïence.
Dès que le texte a été livré à la curiosité publique, tout le monde a dégainé et les slogans contradictoires, parfois haineux et assassins, ont fusé de toutes parts. Si les uns, brandissant le Coran, crient avec rage leur hostilité contre ces apostats qui méprisent les «lois de Dieu» et renient la supposée «identité arabo-musulmane», les autres, scandalisés par l’animosité de leurs adversaires, montent au créneau pour fustiger l’obscurantisme et le dogmatisme idéologique des «islamistes».
Désormais, pour tous, le combat serait entre deux camps bien distincts, d’un côté, il y aurait les islamistes d’Ennahdha, de Hizb Ettahrir et des autres mouvements apparentés, y compris les salafistes jihadistes, et de l’autre, il y aurait l’ensemble des «progressistes», toujours divisés et incapables d’agir en rangs serrés.
À priori, ce clivage, souligné et entretenu par les médias, récupéré, à dessein, par les politiques de tous bords, semble pertinent. Comme on a horreur des nuances et qu’on se méfie de la rigueur, on se complaît dans ces schémas réducteurs qui nous épargnent le pénible effort de secouer un peu nos méninges.
Hélas ! La réalité est tenace. Elle est là pour nous rappeler la complexité des choses, pour nous montrer que les questions soulevées par le rapport de la Colibe dépasse le domaine exclusif du religieux et que le texte proposé s’inscrit dans un champ plus vaste qui englobe le sociétal, le culturel (dans les sens large du terme), et par conséquent, interpelle la conscience d’une population qui dépasse le champ politique occupé par les «islamistes».
Porosité idéologique entre islamistes et progressistes
Lundi dernier, vers midi, j’écoutais La Chaîne culturelle. L’invité de l’émission pour commenter le fameux rapport n’était autre que Taoufik Bouachba, un homme de droit, un ancien de Nidaa ayant rejoint Afek Tounes pour le quitter en avril dernier, estimant plus judicieux pour lui de «contribuer par (son) opinion sur les questions d’intérêt général sans appartenance partisane». Promesse tenue, le juriste, qui se targue d’être un chantre des droits de l’homme, se saisit du sujet pour se mette à débiter des sophismes rivalisant de suffisance avec les commentaires orientés de l’animateur de l’émission.
Ce ne fut que des considérations sommaires dignes du café de commerce. Pourtant, l’homme n’est pas islamiste. Tout en se présentant comme un admirateur de Bourguiba qui, selon lui, n’aurait jamais cautionné un tel projet, notre honorable juriste va jusqu’à émettre des réserves sur la compatibilité de certains articles de la charte des droits de l’homme avec «nos traditions» et «notre doctrine religieuse» et revendique la singularité de «nos sociétés».
Et les Bouachba sont plus nombreux qu’on ne le pense. Ils appartiennent à tous les courants politiques à gauche comme à droite. Certains travaux sociologiques, menés par des universitaires auprès d’échantillons d’individus représentatifs du paysage politique tunisien, montrent qu’il y a une porosité idéologique évidente, surtout à propos des questions d’ordre sociétal, entre Ennahdha et des partis d’extrême gauche. Même si le Front populaire, dont les structures sont loin d’être exemplaires en matière de mixité, s’est empressé de soutenir la manifestation féministe du 13 août, sa base, étant donné ses origines sociologiques, n’est pas aussi ouverte et aussi «progressiste» qu’on le pense. Si le «frontiste» défend farouchement la «justice sociale», il reste résolument attaché à l’«identité culturelle» de la nation, cette donnée floue qui nous enferme depuis toujours et derrière laquelle notre militant s’abrite pour réprimer la schizophrénie qui sommeille en lui.
Le rapport de la Colibe est victime de l’absence de pédagogie aussi bien chez ses auteurs et comme chez les commentateurs. Ainsi, en focalisant le débat sur la question de l’égalité homme-femme en matière d’héritage, sur la dépénalisation de l’homosexualité, ou sur l’abolition de la peine de mort, qu’a-t-on fait sinon trahir l’esprit même du projet qui serait celui de doter le pays d’un code portant sur les libertés individuelles et qui soit garant de l’intégrité du citoyen contre l’arbitraire de l’hégémonie du groupe.
En effet, les propositions de la Colibe ont vocation première de dépoussiérer et d’actualiser une législation surannée dont les restrictions arbitraires bafouent sans vergogne la dignité de la personne humaine. Grâce à des dispositions plus libérales, et non libertaires, il ne serait plus possible à un agent d’interpeller une dame dans la rue à cause d’une tenue jugée «peu conventionnelle» à son goût, ou de s’immiscer dans l’intimité et la vie privée des gens…
Manifestation d’islamistes contre le rapport de la Colibe, le 4 août à Sfax.
Libérer l’individu de l’emprise étouffante du groupe
En fait, au cœur du projet, il y a cette notion moderne de l’individu perçue comme une valeur positive. C’est cette donnée fondamentale qui fut l’objet de longs et rudes combats en Occident, qui mérite d’être expliquée et débattue.
Dans une société où la tentation du tribalisme, ennemi absolu de l’émancipation des personnes, est encore tenace, il est impératif de sécuriser l’individu en tant qu’entité autonome, comme conscience mais aussi comme corps. Il ne s’agit pas de plaider pour l’anarchie et le libertinage, comme certains cherchent à le propager, mais plutôt de concilier entre les aspirations de chacun et les exigences de la société, de définir le champ de chacun et faire de sorte que l’individu puisse intégrer les impératifs du vivre-ensemble sans se départir de sa propre liberté.
D’ailleurs, il suffit d’observer l’évolution de la société tunisienne pour se rendre compte que la réalité qui est plus en avance sur la loi, ce qui plaide en faveur de la mutation juridique que préconise le rapport de la Colibe. Sauf que beaucoup préfèrent vivre dans le mensonge et l’hypocrisie. Ils préfèrent le modèle importé d’Orient où les «ombres humaines» paradent, brandissant les signes de la chasteté, mais dès que le censeur n’est plus là, les pulsions se libèrent et les désirs se débrident.
Au-delà des calculs politiciens de son initiateur, le projet présidentiel vient de provoquer un débat d’une extrême importance qui mérite plus d’égards loin des raccourcis, des lectures hâtives ou tendancieuses. C’est un débat de société qu’il s’agit de promouvoir sereinement si l’on veut construire une véritable démocratie, car il n’y aurait pas de démocratie si à la base, l’individu n’était pas épanoui dans une société tolérante sans être permissive et exigeante sans être répressive.
* Universitaire et écrivain.
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