C’est à la qualité de son pain qu’on jugera un bon gouvernement. Car l’impératif de l’approvisionnement marque toujours l’organisation sociale, l’administration et l’idéologie du pays. Et demeure encore un problème politique et le pain une institution sociale authentiquement politisée.
Par Yassine Essid
Comme on est de moins en moins en capacité d’engager une stratégie soutenue en matière de politique alimentaire, encore moins d’assurer une bonne cohérence entre ce que l’on se propose de faire et ce que l’on réalise vraiment, il est toujours commode de se rabattre sur des problèmes annexes qui apparaissent au milieu de l’état de déconfiture généralisée comme un luxe d’affirmations solennelles mais nullement prioritaires.
Ce sont les attributions du ministère du Commerce en matière d’agroalimentaire qui nous intéressent aujourd’hui. En d’autres termes, la supervision de l’activité de transformation des productions, issues de l’agriculture ou de la pêche, en aliments industriels destinés essentiellement à la consommation humaine. Parmi ces produits, dont l’usage remonte à une économie de cueillette de type protohistorique, il y a les céréales, primaires et secondaires, et la manière la plus saine, savante, diététique, médicale de les convertir en pain.
Mais de qui se moque-t-on, quand des ministres du gouvernement nous font croire, de plus en plus souvent d’ailleurs, qu’ils s’intéressent au bien-être des Tunisiens en s’attardant sur des vétilles et en s’attachant à des affaires que leur pensée n’embrassait point ?
La réduction du taux de sel dans le pain
La dernière initiative qui soit entrée dans la tête d’un ministre visionnaire en matière de santé alimentaire concerne la réduction du taux de sel dans le pain comme si l’excès de sel ne concernait que cet aliment. Or presque tous les produits que les familles ingurgitent à longueur d’année, qui vont des biscuits et fromages jusqu’à la charcuterie, dépassent jusqu’à 3 et 4 fois la quantité de sel réellement nécessaire, celle que l’OMS recommande et qui est de 5 gr/jour.
Mais tenons-nous en au pain quotidien. Les responsables des activités du négoce dans ce pays, en faisant de cette affaire une cause nationale, viennent sans le savoir d’ouvrir la boîte de Pandore. Car en se laissant aller à la tentation d’améliorer la qualité du pain, ils occultent la question du gaspillage scandaleux d’un aliment subventionné révélant maladroitement leur incapacité à mener à terme la réduction des 68 tonnes de pains subventionnés (10% de la totalité produite), d’une valeur d’environ 100 millions de dinars tunisiens (MDT), qui finissent chaque année dans les poubelles. Par ailleurs, il n’est pas venu à l’esprit de ces responsables que le pain ne souffre pas seulement d’un excès de salinité, mais qu’il est d’une qualité telle que s’il n’est pas consommé le jour même il est systématiquement jeté le lendemain car devenu impropre à la consommation courante, qu’il est devenu si dur qu’il faut le briser plutôt que le couper.
La haute valeur sociale et politique du pain
Dans nos sociétés, et pour les trois religions monothéistes, le pain est entouré du plus grand respect. Aussi ne doit-il être ni piétiné ni souillé. Ainsi, la place qu’occupent les céréales dans l’alimentation de la population a-t-elle de tout temps préoccupé les pouvoirs politiques et forcé les Etats à assurer la régularité de l’approvisionnement en grains et à préserver le pouvoir d’achat de la masse urbaine pour laquelle le pain fut et demeure la base de l’alimentation. Ce respect est encore vivace parmi la vieille génération qui rechigne à jeter le pain perdu qu’on ne sait plus accommoder. Sauf qu’il aurait fallu pour cela un pain de meilleure qualité.
À la différence des autres commerçants, le boulanger n’est pas un simple marchand de pains, libre d’exercer sa profession comme il l’entend; il est investi d’une mission sociale. De même que le pain n’est pas un produit comme les autres, mais un aliment vital, seul susceptible de perpétuer la vie; ce qui lui confère en Orient l’appellation de «‘îsh» (vie) et en Tunisie «na‘mat rabbî» (graine de Dieu) et fait de l’expression «akl al-khubz» l’équivalent du travail qui se réduit le plus souvent à un gagne-pain. Car le pain est la base de l’existence dans la mesure où il est l’extrême limite inférieure au-dessous de laquelle il n’est plus d’alimentation. Il est, comme on dirait aujourd’hui, le minimum vital.
C’est ce qui explique que le commerce du pain soit chargé d’une haute valeur sociale et politique.
Les enjeux et les détournements de la subvention
Au lendemain de l’indépendance, et jusqu’aux années 1960, c’était toujours le blé dur qui dominait et accessoirement l’orge comme céréale du pauvre. Viennent ensuite les céréales secondaires liées à l’irrigation comme le maïs ou le sorgho (préparé en bouillie sucrée prise au repas du matin). Le pain que consommaient les ménages était généralement à base de semoule. C’était le pain que les femmes faisaient cuire au four banal ou qui était fabriqué d’une manière artisanale par les fourniers et vendu au poids. Il possédait la propriété de durer tout en gardant sa fraîcheur.
À côté du pain traditionnel, il existait bien un pain industriel, celui du boulanger-pâtissier dit «khubz sûrî» (pain français) ou «talyân» (pain italien) de type baguette, ficelle ou bâtard, fabriqué avec de la farine de blé tendre et destinée principalement à une clientèle occidentalisée.
L’urbanisation de la société tunisienne poussa régulièrement à la désaffection du public pour le pain traditionnel. Enfin, les subventions à la consommation n’ont fait par la suite qu’accentuer le phénomène.
À partir de 1970 fut créé en Tunisie le système de compensation céréalière afin d’assurer une stabilité des prix au consommateur pour des produits de première nécessité comme le pain.
Ce système permet aussi d’assurer aux agriculteurs, transformateurs et autres intermédiaires de la filière, une rémunération minimale leur permettant d’améliorer leur productivité et d’augmenter leur production en blé dur.
La farine subventionnée de blé tendre et destinée aux boulangers et pâtissiers est ainsi transformée en 2 types de pains : la baguette théoriquement de 250 gr et le gros pain de 500 gr, Le prix de vente de ces deux produits, payés 200 et 250 millimes (moins chers que le prix d’une cigarette achetée au détail!), est fixé de telle sorte que la subvention unitaire (pour un quintal de farine) pour le gros pain (85%), consommé théoriquement en majorité par les couches défavorisées, soit plus élevée que celle de la baguette (15%).
À travers le système de contrôle des prix, la Tunisie s’est mise elle-même dans une situation de dépendance alimentaire, car les subventions sur les prix des produits de première nécessité orientent la consommation préférentiellement sur les denrées de base subventionnées au point que même les ruraux, jusque-là producteurs de blé dur et consommateurs de pain de semoule dans le cadre d’un régime d’autoconsommation, se mettent à acheter du pain subventionné générant ainsi une rente (le blé dur étant acheté plus cher par l’Etat).
Du côté des industriels de la boulangerie, les prix homologués, générant peu de bénéfices, ces derniers se rattrapent en proposant une large variété de pains plus rentables car ils échappent à la contrainte des tarifs homologués.
On assiste même aujourd’hui, par une aberration de la raison économique, à la vente à des prix prohibitifs de pains franchisés! Rappelons que la bannette, si prisée par les nantis, ne relève pas d’une qualité de cuisson, mais d’une qualité de farine artisanale matérialisée par la Filière Qualité Bannette (FQB). C’est bien là un cas unique d’un produit de contrefaçon!
L’industrie de la boulangerie nous roule dans la farine
La mauvaise qualité de la baguette accentue également la désaffection, par les enfants, des petits déjeuners et des goûters à base de pain, au profit de l’industrie des suppléments alimentaires. Pourtant les nutritionnistes nous rappellent qu’un petit-déjeuner, à base de pain, génère pour les enfants une satiété plus longue, une meilleure répartition de la ration énergétique et une vigilance soutenue.
Autre point fort du pain de semoule, sa consommation évite le grignotage qui constitue aujourd’hui la principale erreur alimentaire des populations urbaines des pays du tiers-monde. Servi en goûter accompagné de chocolat ou de fromage, il permettait d’éviter la consommation de sucreries, de barres chocolatées ou autres sodas responsables aujourd’hui de nombreux cas de surcharge pondérale ou d’obésité.
C’est là un exemple probant d’une transformation des habitudes locales ancestrales par des déterminants à la fois politique et économique.
Aujourd’hui la production nationale de céréales, en quantité comme en qualité, ne peut satisfaire la demande domestique de telle sorte que le recours aux importations s’impose. La Tunisie est devenue importateur de farine de blé tendre puisque les céréales locales ne conviennent plus à la fabrication du pain.
Sur le plan diététique l’industrie de la boulangerie n’arrête pas de nous rouler dans la farine. Le pain industriel à base de farine de blé tendre importée est le plus gros pourvoyeur de sel, qui augmente le poids du pain en retenant l’eau et rehausse le goût d’une farine ultra-raffinée et rend la pâte plus facile à travailler. Mais il n’y a pas que ce minéral à incriminer. Le pain de commerce est dépourvu de l’essentiel des valeurs nutritives. Le son et le germe qui ne constituent respectivement que 15% et 2% du poids du grain contiennent jusqu’à 95% de certaines vitamines et sont les premiers à partir lors du tamisage. Cela nous laisse une farine qui n’a plus de complète que le nom.
Plus de vingt additifs chimiques sont également et couramment utilisés pour la blanchir, la stabiliser ou pour la conditionner. Une fois toutes ces transformations faites, la farine est devenue tellement pauvre, qu’il faut lui ajouter des vitamines synthétiques pour qu’elle redevienne digne de porter le nom d’aliment.
Enfin, dernier subterfuge des boulangers : pour donner au pain une couleur bien dorée, une croûte ferme et croustillante, on l’asperge à mi-cuisson d’eau. Résultat, si l’apparence extérieure est appétissante, la pâte reste lourde, sans trous, ni grignes, insuffisamment aérée, presque crue, ce qui favorise la survie des bactéries. Un procédé par ailleurs bien rentable qui permet au boulanger de réduire le coût de l’énergie dans la mesure où un pain n’est cuit qu’à 200° au bout de 20 minutes au four.
C’est à la qualité de son pain qu’on jugera un gouvernement
Ces considérations économiques et esthétiques conditionnent davantage l’offre du marché que les valeurs nutritives de l’aliment. Un des défauts, et pas le moindre, du pain industriel est que les additifs incorporés à sa farine le font rancir au bout de quelques heures. Pour lui conserver le maximum de ses propriétés, il faut impérativement s’en servir dans les plus brefs délais.
Maintenant à quel signe peut-on reconnaître que le bon peuple est bien ou mal gouverné? Au fait qu’il ait du pain, et du bon pain. Un pain levé, léger, croustillant, boursouflé, à la mie spongieuse, fondante en bouche, adhérente à la croûte dorée qui cède sous la pression des doigts.
C’est donc à la qualité de son pain qu’on jugera un bon gouvernement. Car, malgré le progrès économique et social, malgré l’instruction, l’élévation du niveau de vie, la mondialisation des échanges, les changements opérés dans notre culture alimentaire, l’impératif de l’approvisionnement marque toujours et de manière décisive l’organisation sociale, l’administration et l’idéologie du pays. Le ravitaillement demeure encore pour nous un problème politique et le pain une institution sociale qui est authentiquement politisée.
Mais on ne vit pas que de pain. Dans le recensement des éléments constitutifs d’une démocratie, on oublie cependant l’ingrédient essentiel : la vertu civique et la bonne gouvernance dont l’absence compromettrait toute vie harmonieuse et tout bien-être. N’est-ce pas là tout ce que demande le peuple : qu’un gouvernement fasse de la bonne politique et qu’un boulanger fasse du bon pain? Seuls moyens de nous tirer de ce pétrin !
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