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Présidentielle 2019 : La justice essuie des attaques, mais ne rompt pas

Enième recours des avocats du candidat à la 2e présidentielle libre et indépendante de la IIe République de Tunisie Nabil Karoui et nouveau refus de la justice de libérer l’homme d’affaires accusé d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent…

Par Moncef Dhambri

Cette rectitude des juges peut surprendre ou choquer certaines personnes, elle peut faire de la peine à d’autres et peut même pousser à la révolte un Taoufik Ben Brik –qui menace de prendre les armes pour prêter secours à son «frère Nabil».

Cet «acharnement» des juges a même pu faire avouer publiquement à un ancien ministre des Finances par intérim du gouvernement Youssef Chahed – Fadhel Abdelkefi, pour ne pas le nommer – qu’il a voté le 15 septembre 2019 pour le président de Qalb Tounes… et qu’il votera encore pour lui le 13 octobre…

Il faudra s’y faire, on n’y peut rien

Les charges pesant contre le magnat de la publicité et de l’audiovisuel sont si lourdes qu’il est impossible qu’elles puissent passer entre les mailles du filet de la justice.

Il faudra s’y faire. Désormais, les choses sont ainsi faites en Tunisie post-14 janvier 2011. On n’y peut plus grand-chose: les juges n’en démordent pas et tiennent à leur indépendance – n’en déplaise aux complotistes. Lorsque la justice rattrape un justiciable, elle est intraitable, elle ne lâche pas le morceau et va jusqu’au bout –même si cela peut gâcher un premier tour et un deuxième tour du scrutin présidentiel : la politique n’est pas et ne doit pas peser dans ses choix.

Il est vrai que les conditions dans lesquelles Nabil Karoui s’est trouvé derrière les barreaux ne sont pas ordinaires: une plainte déposée contre lui depuis trois ans qui surgit «de nulle part», à la veille de l’élection présidentielle; des amendements ajoutés à la loi électorale qui sont adoptés par l’Assemblée des représentants du peuple et qui auraient pu lui barrer la route du dépôt de sa candidature; et le western de son arrestation sur une autoroute… Tout cela, point par point, pouvait laisser croire que le patron de Nessma TV, en tête des intentions de vote d’après tous les sondages d’opinion, est victime d’une conspiration ourdie contre lui par le malveillant «système»…

Tout d’abord, que l’on se mette d’accord sur cette histoire de l’appartenance ou la non-appartenance de M. Karoui au «système».

Clairement, lorsque l’on entame sa carrière professionnelle sous le régime de Ben Ali, comme le fondateur de la chaîne de télévision privée Nessma TV l’a fait, en chantant les louanges de l’ancien dictateur; quand, dès le lendemain de la Révolution, on fait de la politique avec la projection du long métrage d’animation ‘‘Persepolis’’ pour provoquer les islamistes, qui n’en demandaient pas tant pour se manifester; lorsqu’on s’engage sans compter à créer Nidaa Tounes avec Béji Caïd Essebsi et que l’on arrange, en pleine crise, en 2013, la rencontre de Paris entre les «deux cheikhs», Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, et que l’on a ses entrées au Palais de Carthage et au siège d’Ennahdha à Monplaisir, etc., cela s’appelle appartenir au «système» et en être l’un des maillons, sinon «le» bras médiatique !

Que le sort puisse réserver à un père de famille le malheur de la perte d’un fils, cela est certainement dur à supporter – et tout le monde peut le comprendre. Que ce drame puisse changer le cours d’une vie, cela est également compréhensible. Qu’on décide de se racheter en s’investissant dans l’action caritative, cette reconversion, aux yeux des petites gens et des autres, peut sans doute faire bonne impression… Mais cette rédemption – achetée au prix modique de colis alimentaires, de meubles, de vêtements, de matelas, de couvertures, etc.– ne peut faire oublier que Nabil Karoui a bel et bien appartenu à un détestable «système.»

La justice ne se laisse pas conter

Qu’aujourd’hui la justice place cet homme en prison pour que, le temps venu, il puisse rendre des comptes, se justifier et se défendre, cela est normal dans une démocratie qui se respecte et dans un pays où le troisième pouvoir est totalement indépendant des deux ou trois autres. C’est, du moins, ce qu’il doit être.

Bien sûr, certaines âmes sensibles peuvent s’émouvoir que Nabil Karoui ait mené sa campagne électorale du premier tour de sa cellule de la prison de Mornaguia et qu’il risque, le 13 octobre, d’apprendre le résultat du second tour alors qu’il est toujours en détention… On n’y peut rien. Personne n’y peut quoi que ce soit. La justice a les yeux bandés, même si cela peut gâcher une élection présidentielle. Elle peut donner de meilleures chances de réussite à Kaïs Saïed, mais l’on peut comprendre qu’elle ne veuille pas faire de la politique et qu’elle choisisse d’appliquer la loi.

Des titres de certains médias étrangers comme «Présidentielle en Tunisie: Le professeur vs le prisonnier» peuvent faire sensation, voire faire rire, mais notre pays, malgré toutes les difficultés auxquelles il est confronté, se bat et débat pour construire sa transition démocratique comme il l’entend. C’est à notre manière, avec nos moyens modestes, mais aussi notre intelligence et notre originalité, que nous comptons poursuivre sur cette voie. L’entreprise n’est pas facile et il y a un prix à payer pour cet apprentissage. Mais nous y consentons.

Au point où nous en sommes, continuons à dépenser. Envoyons au palais de Carthage un enseignant retraité, déterminé à détricoter la Constitution du 26 janvier 2014, ou «un abbé Pierre» rattrapé par son passé d’homme du «système.»

Peut-être que ce scénario inédit de notre présidentielle 2019 vaudra-t-il, un jour, à notre pays une série télévisée à l’Américaine ou un autre Nobel de la paix – sait-on jamais ?

Mais, quoi qu’on dise, on ne peut reprocher à la justice de faire son travail en toute indépendance et de résister comme elle le fait aux pressions politiques, médiatiques et autres. Car cette justice-là est l’un des piliers de l’Etat de droit, et l’attaquer, comme le font aujourd’hui des acteurs politiques et médiatiques, c’est couper la branche sur laquelle on est tous assis. On doit plutôt se féliciter que les juges n’entendent plus se faire dicter leurs décisions.

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