La poussière de la course folle des scrutins législatif et présidentiel est retombée, depuis plus de deux semaines. A présent, les choses sérieuses ont commencé pour le nouveau président de la République Kaïs Saïed: il va devoir répondre à de nombreuses interrogations restées sans réponses. Les silences et esquives de la campagne électorale n’ont plus raison d’être…
Par Marwan Chahla
Les partis politiques, les corps intermédiaires, la société civile et le peuple tout entier – de gauche comme de droite – réclament que le successeur de feu Béji Caïd Essebsi fasse connaître beaucoup plus clairement ses positions sur un certain nombre de questions politiques, sociales, sociétales et même économiques auxquelles la campagne de la présidentielle anticipée n’a pas répondu.
L’anti-systémisme et l’anticonformisme du candidat indépendant Kaïs Saïed s’arrêtent aux portes du palais de Carthage.
Le nouveau président dispose d’une large marge de manœuvre
Tout d’abord, pour parer au plus urgent, nombreuses sont les formations politiques – qu’elles soient représentées à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ou opérant hors du palais du Bardo – qui souhaitent que le chef de l’Etat dise son mot sur la composition de l’équipe gouvernementale qui devra assumer, de 2020 à 2024, la direction des affaires du pays.
Le temps presse, et les divergences et les différends entre les groupes politiques formant le prochain parlement sont si nombreux et si profonds pour que l’on puisse trouver très rapidement assez de terrains d’entente qui réuniraient les principaux acteurs parlementaires.
Certes, les règles du jeu sont clairement définies par les dispositions de la nouvelle Constitution tunisienne mais encore faut-il que le parti islamiste Ennahdha, avec sa maigre récolte législative de 52 sièges à l’ARP, puisse convaincre assez d’alliés pour atteindre la barre nécessaire des 109 représentants qui lui permettra d’obtenir le vote de confiance des nouveaux élus de la nation et pouvoir ainsi gouverner.
De la manière dont les choses semblent se passer, publiquement ou dans le secret des arrière-boutiques, les tractations et marchandages pourront durer plus qu’il ne faut et beaucoup plus que ce que le pays peut encore supporter. A Kaïs Saïed, donc d’entrer plus directement dans le jeu, d’agir et de faire entendre sa voix pour qu’un gouvernement soit formé et que ses membres se mettent au travail au plus vite.
De fait, le plébiscite du 13 octobre 2019 – c’est-à-dire les 72,71% de voix obtenues au second tour – accorde au nouveau président de la République un poids moral et politique amplement suffisant pour qu’il fasse progresser les choses et qu’il donne, là où il faut, le coup de pouce dont la Tunisie a besoin pour relancer son économie, pour que le pays retrouve confiance en lui-même, motiver les investisseurs nationaux et attirer les investissements étrangers… Bref, pour que tout redémarre, enfin.
Il est vrai que le nouveau locataire du palais de Carthage n’a pas de parti, mais il dispose d’un capital-popularité important qui l’autoriserait à exiger et obtenir de tous la discipline et le sérieux dont le pays a besoin.
Pour ce qui est des compétences qui mettraient à exécution les propositions de Kaïs Saïed et remettraient les Tunisiens au travail, il n’y a aucun souci à se faire car la Tunisie en regorge…
Des néophytes qui inquiètent
Les Tunisiens qui ont voté massivement en faveur de M. Saïed, «l’homme intègre, droit et modeste», attendent aussi que celui-ci prennent des décisions courageuses pour refonder la doctrine sécuritaire, doter les forces armées et de police de moyens supplémentaires et impulser la diplomatie tunisienne pour qu’elle joue un rôle plus efficient sur les plans régional (notamment la crise en Libye) et international, domaines qui sont de son ressort.
Les Tunisiens s’attendent aussi qu’il se prononce sans détour sur les dossiers sensibles des libertés individuelles et qu’il les rassure en offrant des garanties solides que ces droits humains seront non seulement intouchables mais qu’ils gagneront en force.
Plusieurs groupes de défense des droits de l’Homme s’inquiètent de voir certains supporteurs zélés du nouveau chef de l’Etat menacer des journalistes, des chaînes de télévision, des syndicalistes et des dirigeants de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), leur reprochant notamment l’expression de leur appréhension face aux tsunamis législatif et présidentiel, la nouvelle distribution des cartes et l’arrivée sur l’échiquier politique de nouvelles figures – ces dites «forces de la Révolution» – pour le moins inquiétantes.
Nombre d’associations de la société civile et d’organisations de défense des droits humains, nationales et internationales, ont exprimé le souhait de voir M. Saïed agir promptement pour améliorer la situation des droits de l’Homme dans le pays. Elles exigent, par exemple, à ce qu’il soit mis fin à l’état d’urgence, en vigueur depuis novembre 2015. Elles appellent également à ce que la peine de mort soit abolie, l’égalité dans l’héritage instaurée et l’homosexualité dépénalisée. Pour elles toutes, c’est à l’aune de ces décisions nettes et franches que sera apprécié à sa juste valeur l’engagement du nouveau chef de l’Etat en faveur des droits humains.
C’est bien sur ce terrain des libertés individuelles que le constitutionnaliste Kaïs Saïed sera soumis à la plus rude épreuve de son quinquennat –les dossiers économiques, politiques et sociaux étant, de toute évidence, du ressort des palais du Bardo et de la Kasbah.
C’est à lui que reviendra la décision de se prononcer sur le sort des milliers de citoyens tunisiens dont la vie a été affectée par l’état d’urgence et par les nombreuses restrictions qu’il a imposées – privation de liberté de mouvements, assignation à résidence, violation de la vie privée, non-respect des données personnelles, de la liberté d’expression, de la pensée, de croyance, etc.
Le nouveau locataire du palais de Carthage devra répondre à toutes ces régressions, lui qui a promis de protéger tous les droits et toutes les libertés que la Constitution accorde aux Tunisiens sans aucune discrimination.
De toute évidence, M. Saïed aura beaucoup de travail sur la planche et son quinquennat ne sera sans doute pas une sinécure. Il lui faudra faire des choix difficiles et trancher entre ce que «le peuple veut», la Constitution dicte et ce dont le pays a réellement besoin…
Bref, l’affaire ne sera pas mince.
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