Produit de brassages de grande ampleur de ses populations autochtones berbères avec divers apports étrangers venus du nord et de l’est de la Méditerranée, la Tunisie porteuse d’authenticité, a aussi vocation au pluralisme. Cependant, pour surmonter la crise d’identité qui la guette et préserver l’universalité de son message, elle doit le fonder sur son socle culturel arabe et musulman, vieux de près de quinze siècles, revisité.
Par Hassen Zenati *
Arrivés les premiers sur les terres tunisiennes, les Phéniciens ont été suivis des Romains, des Byzantins, des Vandales et des Wisigoths, avant que n’y entrent les Arabes, les Turcs et les Français. Tous ont laissé une empreinte. Mais, celle qui a le plus imprégné la société, qui a été la plus durable et la plus profonde, est sans conteste l’empreinte arabo-musulmane. Elle a façonné l’imaginaire, l’histoire et la culture du pays autour d’une religion, l’islam dans sa grande diversité, et d’une langue, l’arabe, classique («fousha») ou populaire («darijah»).
Les Arabes ont implanté durablement leur culture en Tunisie et au Maghreb
Après avoir détruit Carthage, qui leur faisait de l’ombre en Méditerranée, et saturé son sol de sel afin «qu’aucune herbe n’y repousse plus jamais», selon les instructions du vainqueur, les Romains ont fondé leurs propres colonies sur cette terre africaine, en écartant les autochtones, réprimés sans cesse pour les maintenir à bonne distance des occupants. Cette colonisation servira plus tard de modèle à la France au Maghreb. Les Français auront à l’égard des indigènes du Maghreb le même comportement discriminatoire, ségrégationniste que les Romains. Sous le règne de ces derniers, le christianisme populaire des berbères, incarné par le donatisme, a été jugé hérétique par l’Eglise de Rome, ses adeptes excommuniés, pourchassés sans relâche et sauvagement réprimés. Saint Augustin a pris part à ces persécutions en leur donnant une couverture théologique et en pressant Rome d’aller au bout de ses persécutions.
Les Vandales ont «vandalisé» le pays avant de le quitter précipitamment, n’y laissant d’autres traces que des ruines. Confinés dans les Casbah et les Médina, sous bonne garde des janissaires, les Turcs ne se sont préoccupés que par le recouvrement des impôts, une fois l’an. Leur présence a sans doute laissé des empreintes dans quelques grandes villes, mais aucune trace dans l’arrière pays loin de leurs capitales.
Les Français, drapés dans leur «mission civilisatrice» portée notamment par Jules Ferry, chantre de la laïcité, ont tenté en vain d’édulcorer les cultures nationales du Maghreb en imposant leur propre culture par assimilation. Face à la vive résistance culturelle des indigènes, ils n’ont jamais atteint qu’une minorité qualifiée aussitôt de «M’tournis» (ceux qui ont été retournés ou qui ont retourné leur veste) par les populations locales.
Finalement, seuls les Arabes, venus propager l’islam, ont réussi à installer durablement une nouvelle culture non seulement en Tunisie, mais dans l’ensemble du Maghreb, après avoir conquis l’Egypte. Depuis près de quinze siècles, la Tunisie appartient de ce fait à cette aire culturelle arabo-musulmane, qui s’étend de l’Atlantique au Golfe. Sa langue est l’arabe et l’islam sa religion d’Etat, comme le stipulent les deux constitutions les plus récentes du pays : celle de 1959, promulguée par Habib Bourguiba, qui, quoiqu’en disent ses adversaires, n’a jamais attenté à l’arabité du pays, ni à la religion de son peuple, et celle de 2014, promulguée après la chute de Zine El Abidine Ben Ali. Pour définir l’identité tunisienne, la seconde a d’ailleurs emprunté la formulation de la première. Ce qui n’a fait que souligner la continuité à travers le temps des deux textes et souligner que le choix des termes fait en 1959 par les leaders du Néo-Destour, était des plus judicieux. Il résume le mieux encore aujourd’hui, le sentiment national des Tunisiens, au-delà de toute querelle politique ou idéologique autour de l’arabité et de l’islam.
La personnalité nationale tunisienne dans sa double dimension
Soixante ans après l’indépendance, qui, en plus de la souveraineté, a été engagée sur le thème du recouvrement de la personnalité nationale dans sa double dimension culturelle et religieuse, les Tunisiens sont invités à adhérer à une modernité qui puise plus dans les valeurs occidentales, que dans ses propres valeurs. Dussent-elles être re-visitées en profondeur pour les adapter à une mondialisation libérale qui se proclame triomphante. L’islam est attaqué frontalement dans des termes tirés sans mesure ni discernement, du lexique de l’islamophobie de plus bas étages. Ses pourfendeurs les plus violents, néophytes de la laïcité, le maîtrisent du reste bien moins que ses critiques avisés. Lorsque les premiers se lâchent sans retenue contre ses archaïsmes supposés, les seconds se donnent au moins la peine de contextualiser les versets les plus controversés sans se sentir obligés d’y adhérer.
Chaque religion garde ses mystères. La langue arabe, à son corps défendant, est devenue le jouet d’une catégorie arrogante de déculturés issus le plus souvent des établissements scolaires français, qui se sont multipliés dans le pays. Ces nouveaux acculturés de la francophonie s’emploient par ignorance, à transformer l’arabe en un créole ou sabir le plus éloigné possible de la matrice initiale, arabisant les verbes français et francisant les structures arabes. Ils croient se justifier en baptisant «darija» ce charabia infâme, hybridation malvenue du français et de l’arabe, deux langues également victimes de ces extravagances langagières. Ce je ne sais quoi linguistique informe, sans couleur et sans saveur, a déjà trouvé sa place, de plus en plus grande, hélas!, dans les média et la publicité, corroborant ainsi la loi de Gresham en économie monétaire, selon laquelle «la mauvaise monnaie chasse toujours la bonne». Ce magma linguistique détestable est en outre réducteur de la pensée. On le constate tous les jours à travers les discours des dirigeants politiques du pays, devenus abscons, incompréhensibles, inintelligibles, insaisissables. Depuis Boileau, nul n’ignore en effet que ce qui «se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément». À suivre ce qui se dit sur les ondes et jusqu’au cœur de l’hémicycle de l’Assemblée nationale dans une grande confusion d’expression, on se souvient de la maxime d’Albert Camus : «mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde» – en l’occurrence de la Tunisie.
L’enseignement tunisien a beaucoup perdu en qualité en quelques décennies. Il est à vau-l’eau dans certaines de ses sections. Ses diplômés ne maîtrisent ni l’arabe, ni le français, qu’ils sont censés pourtant apprendre dès le primaire, ni aucune autre langue étrangère. L’absence d’un socle linguistique stable et solide, qui ne peut être que la langue nationale, l’arabe, n’est pas la seule raison, mais il n’en reste pas moins que cela joue dans les apprentissages.
La crise d’identité n’existe que chez les élites déculturées
Il y a un demi-siècle, à l’aube de l’indépendance, les premières élites nationales issues de l’enseignement public, notamment la Sadikia et El Alaouia, maîtrisaient parfaitement l’arabe et le français. S’ils n’éprouvaient aucun complexe à s’exprimer dans la langue du colonisateur qu’ils se sont appropriée pour mieux le combattre, ils ne manifestaient en retour aucun mépris pour la langue nationale comme on le constate de plus en plus souvent, sans doute par snobisme, parmi les nouvelles élites mondialisées ou assimilées. Bien au contraire, ils étaient fiers de pratiquer leur langue nationale au quotidien et se faisaient forts de décliner les poésies des anthologies préislamiques, Abasside, Omeyade, Andalouse etc., ainsi que celles du riche répertoire local.
La «darija» du défunt chroniqueur de la radio nationale, Abdelaziz Aroui, était savoureuse, d’une grande pureté, et à peine démarquée de sa matrice. Les pièces de théâtre radiophoniques des dramaturges Hamouda Maali ou Ali Douagi et d’autres, étaient des perles de la langue populaire. Mokhtar Hachicha a réhabilité, à travers «Gafla T’sir» (La caravane en marche), les divers idiomes des nomades du sud saharien, restés proches de la langue mère. Ils étaient en outre rythmés par le son magique de la «gasbah» (flûte bédouine) et du «bendir» (tambourin). La Tunisie de certaines élites qui ont convenu de tourner le dos à leurs traditions, en est très loin aujourd’hui. Il serait temps qu’elle se ressaisisse.
S’agissant des valeurs, la Tunisie n’a rien à gagner à se dépersonnaliser en se couvrant d’un vernis moderniste. Son message perdra inévitablement de son universalité s’il devait se réduire à une pâle copie de celui de l’Occident. Ses interlocuteurs préféreront alors l’original à la copie. Avant d’être accablée par la colonisation française, la Tunisie a pris sa part, quelque modeste qu’elle fut, dans la formation de l’esprit scientifique dès le XIVe siècle à travers notamment Abderrahmane Ibn Khaldoun, «le plus grand philosophe de l’histoire et du pouvoir qui ne soit pas européen», reconnaît Gabriel Martinez-Gros, et un des fondateurs de la sociologie moderne, puis dans la propagation des Lumières à travers Ahmed Bey, qui a adhéré avant la lettre à l’idéologie des Droits Humains, en décrétant par étapes entre 1841 et 1846, la fin de l’esclavage dans son royaume, plusieurs années avant la France. Des théologiens de la Grande Mosquée Zitouna ont apporté au siècle dernier leur pierre à la construction des sciences islamiques par des travaux qui ont marqué les exégèses coraniques. La revue ‘‘Al Fikr’’, pour ne citer qu’elle, a participé après l’indépendance à une véritable renaissance de la culture nationale, en même temps qu’émergeaient de nouveaux penseurs issus de l’Université tunisienne dans les domaines les plus divers.
Cet apport s’est comme tari depuis quelques décennies. On a parlé de crise d’identité et c’est sans doute une des raisons qui expliquent ce tarissement. Mais, alors qu’elle s’engage dans une ère politique nouvelle, la Tunisie doit procéder à une introspection collective pour retrouver ce qui dans son histoire et sa culture en fait un pays singulier dans son aire géographique naturelle arabe et en Méditerranée.
* Journaliste.
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