La recrudescence de la criminalité en Tunisie ces derniers temps a relancé le débat sur la peine capitale, abolie dans la pratique, puisque la dernière exécution d’un condamné à mort remonte au début des années 1990, mais pas dans la loi. Le débat a une dimension à la fois morale, philosophique et juridique.
Par Mohamed Habib Salamouna*
Sacralisée par la foi, légalisée par l’État ou provoquée par l’individu isolé dans le contexte extrajudiciaire, l’effusion de sang est irréductible à une causalité singulière. Elle met en œuvre aussi bien le champ psychanalytique de la pulsion que l’horizon métapsychique de l’angoisse que les enjeux moins subtils de l’avoir et du pouvoir.
Force est de constater que, sur le plan collectif, la sanction pénale de la mise à mort se rapporte, en Tunisie, d’une part, à la croyance religieuse et, d’autre part, à la structure sociale.
La préséance radicale de la communauté sur l’individu
En islam, qui préconise la peine de mort dans son système de sanctions dissuasives, il n’est de règle humaine que dérivée de l’ordre divin.
L’observance de la norme comportementale est motivée par la crainte de Dieu et par l’espoir de mériter sa grâce, non par l’autorité de l’Etat qui récompense et punit. D’elle-même, la distinction établie entre le «droit naturel» (ou transcendant) de Dieu, et le «droit positif» de l’homme s’abolit.
La question inaugurale qui, alors, dérive de ce constat devient : comment, pour un musulman croyant, l’option abolitionniste est-elle possible?
La seconde source historique du droit de la peine de mort s’inscrit dans les mécanismes régulateurs qui régissent les formes coutumières d’organisation sociale.
Assassinée, la victime lègue à sa communauté l’impératif catégorique d’attenter, en guise de réparation, à la vie du meurtrier ou à celle de l’un des membres de sa famille.
Ainsi, l’apprentissage social inculque-t-il la haine vengeresse qui cimente la solidarité intra-groupale et devient élément de normativité collective.
Surgit alors une deuxième question : comment surmonter un mécanisme d’apprentissage de la «dette de sang» inscrit dans le processus de socialisation?
Prolongeant un vecteur qui va de la vengeance, de la violence et du sang vers la loi et le droit, l’abolitionnisme marque la transition d’un univers défini par le primat du groupe sur le sujet à des formes d’intégration sociale de nature individualiste et nationaliste où l’individu acquiert une valeur intrinsèque et devient l’ultime référent.
La mort par suggestion collective (décrite par Marcel Mauss) qui implique une fusion totale de l’individu dans le groupe, ainsi que la mythologie grecque en fournit l’exemple, est tout à fait inconcevable dans les sociétés capitalistes où la survie de l’individu est conditionnée par la technique, l’économie et la science et non par la morale, la religion et les rapports de parenté. La radiation de l’existence individuelle sur l’autel de l’impératif groupal renvoie donc à la préséance radicale de la communauté sur l’individu.
Or, déjà, Victor Hugo signalait dans son célèbre ‘‘Plaidoyer contre la peine de mort’’ (discours prononcé au cours de la séance de l’Assemblée constituante du 15 septembre 1848) que le meurtre du meurtrier, pratiqué sous le couvert de la loi, «est un message adressé non pas au condamné, qui bientôt ne sera plus, mais aux vivants». À telle enseigne que la préséance revient parfois à l’impératif de la mise à mort plutôt qu’à l’établissement du bien-fondé de l’accusation.
L’assassinat commandité par l’Etat ne se distingue plus du crime commis par l’individu isolé que par le recours au subterfuge de la «loi déloyale». Par voix judiciaire interposée, l’exécutif énonce les sentences.
On tue par convention qui se fait conviction
Dans un reportage poignant sur la peine de mort en Tunisie, publié dans ‘‘Le Maghreb’’ (n°123) du 21 octobre 1988, le sociologue Khalil Zammiti cite deux jugements, prononcés le 26 mai 1984 par la chambre criminelle de la cour d’appel de Tunis infligeant dix condamnations à mort sans qu’aucune preuve de culpabilité personnelle ne soit produite. Confronté à l’impossibilité de fournir les éléments nécessaires à l’accusation, le président de la cour en arrive à formuler cet étrange verdict : «Il est entendu que, pour ce délit, il n’est pas nécessaire de prouver de fait que chacun des accusés a jeté une pierre et a atteint la voiture de la victime parce que cela serait difficile. Il suffit qu’ils aient été présents sur les lieux [sic].»
Les nombreux cas de figure où Machiavel se cache si mal derrière Platon illustrent bien cette solution simpliste : on tue par convention qui se fait conviction.
En dernière analyse, il appert que l’abolition du châtiment suprême relève de la logique du choix (celui de tuer le tueur ou de sauvegarder, a priori, en chaque homme, toujours et partout où il se trouve, la vie de tous les hommes) plutôt que de celle de la preuve : car si la peine de mort est conventionnelle, la vie, elle, ne l’est pas.
Le célèbre essai d’Albert Camus, intitulé ‘‘Réflexions sur la guillotine’’ (1957), s’ouvre par une anecdote. Son père avait décidé d’assister à l’exécution publique du meurtrier de toute une famille. Il était parti avec la conviction d’une peine méritée, voire trop douce, pour revenir quelques heures plus tard à tel point écœuré du spectacle qu’il en eut des vomissements : «Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu’à ce corps pantelant qu’on venait de jeter sur une planche puis lui couper le cou. Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour arriver à vaincre l’indignation d’un homme simple et droit et pour qu’un châtiment qu’il estimait cent fois mérité n’ait eu finalement d’autre effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première.»
Punir la mort par la mort ne se récuse pas au titre de l’erreur, mais de l’horreur
* Professeur de français.
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