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Tunisie : une constitution «fi bilad ettararanni»

Hichem Méchichi ne devrait pas succomber aux pressions qui le poussent à faire des concessions sur ses propres pouvoirs, surtout que Kaïs Saïed ne serait ni à sa première ni à sa dernière tentative de blocage institutionnel, tellement il trouve le costume constitutionnel qu’il porte trop serré pour ses ambitions. Ce n’est pas parce que Kaïs Saïed est en conflit avec Rached Ghannuchi, le chef islamiste président de l’ARP, qu’on doive tout lui tolérer.

Par Mounir Chebil *

Le chef du gouvernement, Hichem Méchichi, a entrepris un remaniement ministériel portant sur 11 ministres. Tard dans la soirée du 26 janvier 2021, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a émis un vote de confiance aux nouveaux ministres avec une large majorité de 147 voix. Suivant l’article 89 de la constitution, le président de la république devait procéder à leur nomination après qu’ils aient prêté devant lui le serment suivant : «Je jure par Dieu Tout-Puissant d’œuvrer avec dévouement pour le bien de la Tunisie, de respecter sa constitution et ses lois, de veiller à ses intérêts et de lui être loyal.»

Dans ce domaine, le président de la république Kaïs Saïed ne peut refuser cette nomination étant donné qu’il y est astreint puisqu’il ne dispose en la matière que d’une compétence liée. (Voir, Mounir Chébil, «Hichem Méchichi doit assumer ses choix jusqu’au bout», in Kapitalis du 11 février 2021). Or, le président a opposé un niet catégorique à l’organisation de la cérémonie de prestation de serment et de nomination, laissant le chef de gouvernement dans l’expectative, et les nouveaux ministres dans l’antichambre de leurs ministères, provoquant ainsi un blocage institutionnel grave en pleine période de crise économique et sanitaire. Pourtant, en tant que chef d’Etat, Kaïs Saïed se devait de veiller à la continuité et à l‘unité de l’Etat comme cela lui est intimé par l’article 72 de la constitution.

Un imbroglio kafkaïen

Alors que tous attendaient un déblocage de cet imbroglio kafkaïen, le 11 février 2011, le président de la république a choisi de se réunir avec les chefs des groupes parlementaires tout en prenant le soin d’ignorer le groupe du Parti destourien libre (PDL), entre autres. Devant les parlementaires présents, il a martelé un discours en langue de bois pour leur rappeler qu’il était lui la constitution et la seule autorité actuelle qui dispose du pouvoir de son interprétation. Ainsi, tous doivent-il se plier à ses diatribes. Il est le seul président de la république, il n’est ni facteur, ni la servante devant porter Ibn El Qarah (Méchichi) «zaqafouna» (à califourchon sur le dos) aux portes du paradis, avait-il dit auparavant. Devant les parlementaires, il reprend la formule historique de Tarak Ibn Ziad lors de la conquête d’Espagne : «La mer est derrière vous et l’ennemi et au devant vous», en l’ajustant à la situation comme suit : «La constitution est derrière vous et le peuple est devant vous et je fais partie du peuple.», un langage guerrier de la part d’un président qui devait assurer la paix et l’unité du pays. Je ne serais pas surpris si au cours d’un autre conflit institutionnel, il nous vanterait les vertus de «zahm ennaam»(1).

L’enseignant constitutionnaliste, le président interprète de la constitution était à court d’arguments juridiques pour justifier son refus. D’abord, il prétend que la constitution était muette quant à la procédure de la prestation de serment et de nomination par ses soins quand il s’agit d’un simple remaniement ministériel. L’article 89 ne traite de cette procédure que suite à la constitution d’un gouvernement consécutif à des élections législatives. Le professeur en droit constitutionnel a oublié le principe juridique du parallélisme des formes, car il ne serait pas logique juridiquement qu’il y ait dans un même gouvernement des ministres ayant prêté serment et d’autres non. La désinvolture avec laquelle il traite de la constitution traduit son aversion pour le régime qu’elle consacre et sa volonté pour le changer radicalement et lui substituer son modèle de la démocratie participative ou de proximité et où il serait roi.

Un sophisme dégradant

Les ténors constitutionnalistes et administrativistes n’étaient pas plus éloquents que leur confrère Kaïs Saïed. Invités par le chef de gouvernement, le même jour du 11 février 2021 pour qu’ils l’éclairent, du point de vue de droit et du droit constitutionnel particulièrement, sur le refus du président, ils concluent que le problème est politique et doit recevoir une solution politique, selon le communiqué officiel relatif à cette réunion. Au lieu de donner un avis juridique qui éclairerait le citoyen et qui ferait cas d’école méritant d’être enseigné aux étudiants en droit, ils s’illustraient par un sophisme dégradant, oubliant que les citoyens attendaient qu’ils lui disent qui des deux têtes de l’exécutif a enfreint les termes de la constitution avant de prendre position sur un pan politique.

Le propre du juriste quand il est confronté à une problématique juridique, c’est de privilégier en premier l’approche juridique avant de s’étendre sur d’autres approches. C’était ce que certains des invités du chef du gouvernement nous ont enseignés à la faculté de droit de Tunis et gare à l’étudiant qui s’écartait de cette démarche.

En parallèle à cette initiative, le chef de gouvernement a sollicité l’avis du Tribunal administratif qui a prononcé son incompétence en la matière restant fidèle à sa jurisprudence relative aux actes de gouvernement. Certains ont déploré cette position. Ils oubliaient que si ce tribunal était traversé par les passions et les interférences politiques, il s’en serait fini des intérêts de l’Etat doté de la puissance publique ainsi que ceux des citoyens qui doivent être protégés du diktat de l’administration portée parfois par une interprétation abusive de la notion de prérogatives de puissance publique. Par ailleurs, on a demandé la démission du chef du gouvernement comme s’il était dans le tort.

Un fâcheux précédent

Or, la compétence en matière de remaniement ministériel est du ressort de ce dernier et de l’assemblée législative. Tout renoncement à une quelconque compétence consacrée par le texte constitutionnel créerait un fâcheux précédent qui ne ferait que compliquer encore plus l’application de la constitution indépendamment de la position qu’on tiendrait à son égard. La question qui se pose : et si le président refusait de nommer un gouvernement constitué suite à des élections législatives, faudrait-il succomber au caprice présidentiel et entrer dans une redistribution des cartes à l’infini?

Hichem Méchichi ne devrait pas succomber aux pressions qui le poussent à faire des concessions sur ses propres pouvoirs, surtout que Kaïs Saïed ne serait ni à sa première ni à sa dernière tentative de blocage institutionnel, tellement il trouve le costume constitutionnel qu’il porte trop serré pour ses ambitions. Ce n’est pas parce que Kaïs Saïed est en conflit avec Rached Ghannouchi, le chef islamiste président de l’ARP, qu’on doive tout lui tolérer.

Non seulement la constitution du 26 janvier 2014 est un labyrinthe inextricable, mais en plus, elle a été noyée, en ces jours, dans la marmite de la «mouloukhia» (2) du film ‘‘Fi bilad ettararanni’’ (3) de Férid Boughedir.

* Ancien haut cadre de l’administration publique.

Notes :
1- Le fion de l’autruche, remède miracle vendu par les charlatans dans les souks hebdomadaires, des décennies auparavant.
2- Un plat tunisien à base d’une plante qui donne une sorte de sauce noirâtre.
3- Une République bananière.

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