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FMI-Liban : Les coulisses d’un accord au forceps ?

C’est au terme de deux ans de tractations, au prix d’un terrible crash de la livre libanaise (dévaluée de 90%), aux prises d’une inflation à trois chiffres (480%) et sous une pression insistante de la France (en élection présidentielle) que les négociateurs libanais et les experts du FMI accouchent d’une entente, ce 7 avril 2022. Une entente douloureuse et combien humiliante pour le Pays du Cèdre ! Que dit cette entente? Quels enseignements en tirer pour la Tunisie, en négociation pour accord avec le FMI?

Par Moktar Lamari, Ph.D *

D’abord quelques réactions en préliminaires.

Un : l’accord FMI-Liban entérine le crash de la livre libanaise et ne fait rien pour venir en aide à des centaines de milliers de Libanais qui ont perdu leur épargne déposée en livres, faisant une confiance aveugle à une politique monétaire à la solde des groupes de pression politique et des lobbys internationaux. Une politique monétaire supervisée à la loupe par plusieurs bailleurs de fonds internationaux, dont le FMI. Bonjour la confiance du citoyen libanais envers le FMI est institutions similaires.

Un pays mis à sac par ses milliardaires

Deux: à bien regarder l’accord, on constate que son timing est étrange et inhabituel. Il a été annoncé à dix jours des rencontres du Spring meetings du FMI et de la Banque mondiale, à Washington. Il survient à 4 semaines des élections législatives et le changement de gouvernement au Liban. Et à 48 heures du premier tour de l’élection présidentielle en France.

Gouvernement et parlement libanais sortant sont sommés de faire vite pour signer et pour s’engager dans l’urgence, pour respecter le terme de cet accord préliminaire et convenus au niveau des staffs, pas le conseil d’administration du FMI.

Trois: les principaux axes de ce plan ont été ébauchés dans un communiqué lapidaire de 1480 mots, publié uniquement en anglais par le FMI et repris ensuite par les autorités libanaises, sur un ton édulcoré et avec un soulagement de façade. Au Liban, les islamistes du Hezbollah, comme les autres factions liées, craignent pour leurs financements et armements, ceux-ci sont injectés par l’Iran et autres mouvances islamistes de la région.

Quatre : en lisant le communiqué du FMI, on ne peut pas s’enpêcher de regretter l’ampleur des dégâts de la mal-gouvernance qui a mené le Liban à sa faillite. Ce pays multiconfessionnel et millénaire a été jusqu’aux années 1970 qualifié de la Suisse du monde arabe. La livre libanaise valait 5 dollars américains en 1973! Le pays est aujourd’hui ruiné, 3 personnes sur quatre vivent sous le seuil de la pauvreté. Un pays mis à sac par ses milliardaires, par ses politiciens véreux et par un islam politique ravageur et dévastateur pour la gouvernance des politiques publiques dans le monde arabe et en Afrique subsaharienne.

Trois milliards de dollars, miroités sur 46 mois

L’accord FMI-Liban constitue un programme de «facilité d’extension des fonds» sur 4 ans, avec une moyenne de 750 millions de $ par an. Un accord ne devant pas dépasser annuellement les 145% du quota du Liban au FMI (850 millions de $US) et les 435% de ce même quota pour la somme totale du prêt, après déduction des sommes à rembourser au FMI, durant la période de l’entente.

Des miettes, au regard des besoins colossaux de reconstruction et de remise en marche d’un pays où les services publics ont été décimés avec le temps. Ceux qui restent ne fonctionnent plus normalement (eau, électricité, santé, éducation…).

Mais ce n’est pas rien non plus! Suffisamment pour redonner de l’espoir et obtenir un visa en bonne et due forme pour accéder à d’autres bailleurs de fonds internationaux, et d’autres donateurs, impossible d’amadouer autrement et sans un accord convenu avec le FMI.

Le Liban a évité de justesse le passage par le programme exceptionnel, mécanisme qui donne au FMI plein pouvoir de contrôle sur les dépenses publiques pendant la durée du prêt.

Conditionnalités douloureuses

Le plus dur est à venir! Pour finaliser l’accord paraphé, des réformes douloureuses doivent être officialisées par un vote du parlement sortant et un engagement ferme du gouvernement sortant. Pattes blanches, à tout seigneur tout honneur…

Les informations de coulisse nous apprennent plus de détail que ce qui est dit dans le communiqué officiel. On note les engagements libanais suivants…

  • L’État libanais devra approuver une restructuration et une recapitalisation totale du secteur bancaire, en reconnaissant le montant des pertes et en s’engageant à les répartir, de façon à protéger les «petits déposants».
  • A la suite du défaut de paiement du Liban, 70 milliards de $US se sont évaporés, en pertes exceptionnelles dans le secteur bancaire (presque le triple du PIB annuel du pays en 2021). Le Liban doit répartir ce montant entre l’État (payeurs de taxes), la Banque du Liban, les banques et les déposants. Les plus grands épargnants ont déjà expatrié leurs capitaux, voyant venir le défaut de paiement du pays.
  • Une recapitalisation est envisagée, avec une reconfiguration des portes-feuilles et des plans d’affaires des principales banques. Pas certain que les épargnants vont retrouver leur épargne confisquée par les banques. Les banques internationales et les fonds vautours se frottent les mains pour tirer profit des pots cassés.
  • Le parlement libanais devra approuver le plan élaboré par le FMI afin de le mettre en œuvre immédiatement. Le Liban doit autoriser une évaluation fine de chacune des 14 plus grandes banques libanaises (actifs et dépôts), opération confiée à une entreprise internationale «réputée». Le FMI finance et choisit l’entreprise concernée. Un accès total aux comptes des banques doit être donné, en lien à cette exigence.
  • Le parlement libanais doit légiférer aussi pour abolir le secret bancaire pour dit-on «combattre la corruption», «détecter les crimes financiers» et rendre possible un «recouvrement des actifs», notamment ceux transférés vers l’étranger depuis le début de la crise.
  • Les comptes de la Banque centrale doivent être épluchés et passés au peigne fin, par des firmes comptables occidentales reconnues. On parle de KPMG dans les hauts lieux de la négociation. Le Liban devra autoriser un audit complet des comptes de la Banque centrale, incluant ses actifs en devises et en or, afin d’«améliorer la transparence» sur l’état de l’institution.
  • L’État libanais devra mettre en place une stratégie de restructuration de la dette à court terme, pour restaurer sa soutenabilité. Le Liban a annoncé son défaut de paiement sur sa dette en devises, estimée à 30 milliards de $, détenue en partie par des investisseurs étrangers. Le Club de Paris est un passage obligé.
  • Le Parlement libanais actuel devra donner rapidement son feu vert à ce budget concocté en commun accord avec le FMI pour 2022. Le projet approuvé par le gouvernement est actuellement débattu par la commission des Finances et du Budget.
  • La Banque du Liban doit adopter un régime de taux de change unifié et totalement flexible.

Un timing «inhabituel», estime Bank Of America

Le diable est dans le détail! Une fois ces prérequis satisfaits, le FMI devra faire valider l’accord préalable par son département de gestion, puis le faire approuver par son conseil exécutif (Board). Aucun délai pour cette procédure n’a été annoncé pour le moment.

L’annonce de ce plan intervient avant les élections législatives prévues en mai, soit dans moins que 4 semaines. Partis et électeurs doivent savoir à quoi s’en tenir. D’ailleurs, et en s’adressant aux investisseurs, Bank of America avait jugé ce timing «inhabituel» et dangereux!

Le FMI est une institution politisée et «optimisante», qui tire profit de tous ses coups et programmes. Il y a certainement une raison qui a motivé le FMI pour convenir un accord avec un gouvernement et un parlement à 3 semaines de leur remplacement.

Les pressions venant d’Israël, de la France, de la géopolitique créée dans le sillage de la Guerre en Ukraine ont été des accélérateurs pour cet accord arraché au forceps.

Israël et ses alliés arabes, notamment ceux ayant participé au dernier Sommet au Néguev, sous le patronage direct du secrétaire américain aux Affaires étrangères, veulent couper les vivres aux forces armées de Hezbollah, bras armé de l’Iran et de l’islam politique dans le pays et dans la région.

Que retenir pour le cas tunisien ?

Plusieurs observateurs et économistes tunisiens sont passés maîtres dans les raccourcis, allant jusqu’à dire et sans vergogne : «C’est gagné, si le FMI a convenu d’un accord avec le Liban, il va le faire très prochainement avec Tunisie…».

C’est méconnaître les enjeux et le mandat du FMI, à l’échelle internationale. Le FMI ne lâchera pas les pays stratégiques pour la reproduction de l’ordre mondial actuel, mais il ne donne rien pour rien.

Le FMI a des intérêts et balises stratégiques qui commandent ses décisions. Il est créé par les pays occidentaux ayant gagné la 2e guerre mondiale (accord de Bretton Woods) pour justement réguler l’économie mondiale et favoriser les intérêts stratégiques des pays fondateurs.

Le FMI n’est pas un donateur philanthropique, il est un agent rationnel et motivé ultimement par le rendement de ses prêts et aides aux pays partenaires. Rien à voir avec la subjectivité avec laquelle se gèrent ces pays arabes en faillite et dopés par la dette.

Cinq points d’achoppement méritent d’être soulignés, si on fait un parallèle entre l’accord Liban-FMI et un éventuel accord à venir entre la Tunisie et FMI.

1- La Tunisie n’a pas de parlement (celui a été «gelé» le 25 juillet et dissout il y a 2 semaines) pour entériner éventuellement un accord avec le FMI. Il faudra attendre les élections législatives, soit facilement 8 à 10 mois.

La Tunisie a, en revanche, un syndicat de travailleurs très puissant et très échaudé pour imposer son véto à tout accord qui ne garantit pas le maintien de ses privilèges et le respect de ses «lignes rouges». Des lignes à géométrie variables et changeantes au gré des humeurs de ses leaders. Chat échaudé craint l’eau froide…

2- Sur ce plan, les organismes communautaires et organisations non-gouvernementales de la société civile en Tunisie ne peuvent se substituer à un parlement élus démocratiquement, avec des élus sérieux, crédibles et dépouillés de cette racaille parachutée en politique par l’islam politique, par les rentiers du système économique et par les lobbyistes de l’argent de la corruption et de la contrebande. En attendant ce parlement, la Tunisie plonge dans l’incertitude et dans la chaos qui font craindre le pire.

3-A priori, un éventuel accord entre le FMI et la Tunisie ne procurerait qu’un montant variant entre 1,7 et 2,1 milliards de US$. C’est le même principe pour le calcul du montant accordé au Liban..

Pour tout autre montant, la Tunisie doit passer par les procédures exceptionnelles, qui requièrent une implication directe du FMI dans la gestion des dépenses publiques de l’État.

Avec le FMI, la Tunisie est à la recherche d’un accord de 4 milliards de $ sur 3 ans.

4- Contrairement au Liban, la Tunisie maintient un système bancaire encore suffisamment structuré et fonctionnel. L’accord éventuel que signerait éventuellement le FMI avec la Tunisie va surtout cibler les réformes fiscales, à savoir celles devant réduire les effectifs de la fonction publique (masse salariale), la restructuration des subventions (énergie et alimentation) et la privation progressive des sociétés d’État. Dans un premier temps, de telles réformes risquent de faire mal au pouvoir d’achat du citoyen et d’avoir des coûts plus diffus et à impacts politiques incertains. Ce qui n’est pas le cas au Liban, où le mal est fait :effondrement de la livre, effondrement du système bancaire… et services publics à genoux.

En plus, le FMI risque de reproduire la conditionnalité exigeant une totale flexibilité du taux de change en Tunisie. Ce qui signifie une autre dévaluation du dinar. Certaines agences américaines et analystes occidentaux estiment que le dinar est surestimé de 18 à 23% par rapport au dollar américain. Ces agences tablent sur un dollar qui vaudra presque 4 dinars dans le moyen terme (d’ici 2023-2024).

La Banque centrale de Tunisie a déjà attiré l’attention sur la gravité des risques monétaires en cours, des risques qui ne vont pas tarder à impacter les réserves en devises et finir par déprécier la valeur du dinar face aux devises étrangères.

Comme au Liban, la Tunisie fait face à une fuite des capitaux, les opérateurs préférant expatrier leur avoir en devise (ou en or) que les maintenir en dinar dans un système bancaire de plus en plus fragilisé par sa dépendance de l’État.

5- Le FMI juge la dette tunisienne comme insoutenable. Situation qui devrait exiger une restructuration de la dette en passant par le Club de Paris (version élargie à certains bailleurs de fonds non-membres du club). Et cette condition pourrait devenir incontournable, notamment pour procurer au budget de l’État un espace budgétaire additionnel.

Pour 2022, 2023 et 2024, la Tunisie doit rembourser annuellement presque 4 milliards de $US aux créanciers occidentaux. Le Liban a accepté la conditionnalité du Club de Paris, ce qui n’est pas encore le cas de la Tunisie.

À suivre…

* Universitaire au Canada.

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