Le poème du dimanche : «La valise bleue» de Adam Fathi

Né en 1957, à Oum Somâa (Kebili), le poète, Adam Fathi est une voix qui compte dans le paysage littéraire tunisien et arabe. Son écriture, exigeante, au ton libre, est rythmée par les colères et luttes sociales, a subi, plus d’une fois, les interdits de la censure. Parolier, ses textes ont eu l’attention des chanteurs, comme Cheikh Imam ou Lotfi Bouchnak.

Bilingue, Adam Fathi mène une activité de traducteur (Baudelaire, Cioran, Jules Vernes, Gilbert Sinoué, Naïm Kattane, etc.) Il a été Lauréat du Prix Sargon Poulus pour la poésie et la traduction (2019).

Parmi ses recueils (en arabe) : Sept lunes pour la gardienne de la tour, 1982; L’histoire de Khadra et du prince Odwane, 1984; Chants pour la fleur de poussière, 1991; Le souffleur de verre aveugle, 2011 (Prix Aboulkacem Chebbi, 2012).

Tahar Bekri

Le harpon

Première valise, bleue, fermée comme une main sur les clés du monde : Ma soif. Ma faim. Mes films. Mes livres. Mes rêves papillons. Mes réveille-matin rebelles et insouciants. Le petit œil de verre qui m’apprend le marin. Un bluejean. Un blouson. Deux chaussettes en boule. Le carnet de poèmes où je parle de mon père, à mon enfant, le souffleur de verre. Puis la montre cassée, aux aiguilles arrêtées sur l’odeur de ma mère.

Tout me touche et je ne sens que le harpon du temps.

Ma mère elle, je la vois, attendre au bout du pire.

Elle sait maintenant :

Vivre c’est partir.

La clé

Qui t’a ouverte petite valise ? Qui t’a ouverte aux vents comme ces plaies, ces gelures ?

Je t’ai pourtant bien bouclée avant de prendre le large. J’ai encore la clé accrochée au cou.

Le temps d’un battement de rame et te voilà Elyssa, te voilà Ulysse. Le temps d’une tempête et te voilà enceinte de tout désespoir, éventrée par les écueils comme les coffres des corsaires, répandant cette odeur de souffrance qui ne veut vieillir.

Donne-moi le nom de la femme qui n’a pas su m’aimer. Je veux lui rendre sa clé. Je veux lui dire merci de tout ce que j’ai pu voir.

Le pays

Choisis, me disent les incendies zébrant mon dos. Entre une terre en feu et cette mer, que choisis-tu ?

-Je choisis Maram, mon pays à tous, le pays qui sait aimer ceux qui l’aiment.

A Maram la mer est autre. Elle me dit laisse tout et pars. Tout voyage est un naufrage qui s’ignore. Pars vite, petit. Tu n’as pas besoin de port. A quoi bon faire ta valise ? Pars, pars comme tu es. Tout voyageur est un naufragé qui ne le sait pas encore.

Et je vogue depuis en moi-même, vers ce lieu fait d’autres et d’ailleurs. Là où l’homme n’est pas le fils du pays. Là où le pays est le fils de l’homme.

Méduse

Devant ton ventre azur, mangeuse de petites valises, le nez fourré dans ta chevelure, je te bâtis, Méduse.

Ce sont mes entrailles qui serpentent dans ta tête. Mes orteils qui sardinent par les trous de tes chaussettes. Mes poèmes qui te poétisent. Mes livres qui te délivrent. Mes yeux qui te narguent en algues. Mes algues qui t’ancrent dans mon sang. Mon sang qui t’apprend à sculpter le temps.

Regarde-moi donc t’arracher une poignée de mes os. La lever comme on lève la tête d’une Méduse. La montrer à la foule, qu’elle acclame son héros.

Chacun montre la tête de la méduse qu’il peut.

Le tombeau

Mer, mer, dernière balise sur la déroute de cette vieille vie, ce n’est pas toi que je sens craqueler, mais le feu du volcan qui se réveille enfin. Te priant de réchauffer ces morts ambulants. Ces cadavres qui vaguent dans le tic-tac des vagues. Mes doubles qui brûlent d’être seuls. Mes moi voyageurs. Mes migrants errants. Mes fragments. Mes frères qui meurent de trop vouloir vivre.

Mer, mer, ou quel que soit ton nom, lasse d’être mère, te voilà tombeau.

Et me voilà las de mourir pour être libre.

Rends-moi ma chimère. Rends-moi ma petite valise bleue.

(Remerciements à l’auteur).

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