L’invincibilité de l’inflation par les hausses successives du taux d’intérêt directeur par la Banque centrale de Tunisie (BCT) inquiète. Et à ce sujet, les débats entre économistes sont tronqués, tellement bardés de perceptions, de partis-pris et d’introspections impossible à vérifier à l’aune des fondamentaux de l’économie et de causalités, hors de tout doute raisonnable! C’est le règne du pifomètre…
Par Moktar Lamari *
La plus récente hausse du taux directeur de 75 points de base (atteignant 7% pour contrer une inflation de 7,5%) a dévoilé bien de fissures et bien d’incohérences dans le discours des économistes.
Deux clans d’économistes s’affrontent. D’un côté, les faucons qui soutiennent mordicus la ligne monétariste orthodoxe de la BCT. De l’autre, un melting-pot qui plaide la relance de l’investissement et de la croissance, fustigeant ces interminables hausses du taux directeur, menées sans succès par la BCT, depuis 5 ans.
Des débats au pifomètre
Mais, un point commun reunit ces deux clans: tous naviguant à vue. Tous prennent leurs désirs pour des réalités, avec des explications fondées sur un wishful thinking sans ancrage empirique dans la démonstration économique de la Tunisie d’aujourd’hui.
Les argumentaires des deux clans ne s’appuient pas suffisamment sur des données économétriques évaluant les impacts des variations du taux d’intérêt directeur en Tunisie.
Ce qui est certain, aucune étude empirique n’a été menée et publiée au sujet des impacts du taux directeur sur l’inflation et sur l’investissement. Ni par la BCT, ni par les 3500 économistes que compte la Tunisie. Seul, le FMI a produit un working paper économétrique à ce sujet, en 2020.
Dans ce débat, la BCT adopte une approche contrefactuelle disant en substance «N’eût été ces augmentations du taux directeur, l’inflation aurait été à deux chiffres en Tunisie».
La BCT avance cette affirmation sans fournir aucune étude d’impacts contrefactuels, des études évaluatives utilisant des données multivariées et pluriannuelles. Les protagonistes ne font pas mieux; ils se limitent à denoncer (sans démontrer) les impacts néfastes des ces augmentations du taux directeur sur l’investissement et sur la croissance.
Durant ces webinaires, émissions de radios et débats à tout-va, la démonstration empirique brille par son absence. Celle-ci est remplacée par l’intuition, par les perceptions et par les impressions. Comme si la science économique est simple à manier et ses prémisses sont figées et immuables dans le temps et dans l’espace.
Croyez-moi, puisque je vous le dis!
Tout ce beau monde y va de ses explications propres et affirmations parachutées, martelant à qui veut le croire : croyez-moi, puisque je vous le dis!
Un méli-mélo, un souk à la criée lourd de conséquences pour le pouvoir d’achat et la croissance. Et pas pour rien que l’économie de la Tunisie post-2011 s’enfonce dangereusement dans la récession et la paupérisation ! La Tunisie est techniquement en faillite, et ses élites économistes sont en partie responsables de cette déchéance, notamment par non-assistance à la décision économique par des données probantes et directement issues des évaluations empiriques des politiques économiques et monétaires.
Et c’est aussi pour cela que les économistes sont de plus en plus discrédités aux yeux des opérateurs économiques et surtout aux yeux des preneurs de décision au sommet de l’Etat.
Le président Kaïs Saïed n’a pas jugé utile d’avoir à ses côtés une équipe de conseillers économistes. La cheffe du gouvernement fait autant; elle ne croit pas à ce genre d’économistes intuitifs qui n’arrivent pas s’entendre. Au sommet de l’Etat, tous attendent que les économistes du FMI, de la Banque mondiale ou de l’Unin européenne fassent le travail à leur place. Tout un discrédit, tout un désaveu !
Autre exemple, pour illustrer la place prise par l’intutuion dans ces débats houleux au sujet de la hausse des taux d’intérêt!
Mardi dernier, 7 juin 2022, un respectueux professeur d’économie à la retraite, ex-ministre du Développement local (en 2011) et ancien membre de plusieurs conseils d’administration de banques, tient des propos publics qui en disent long sur le déni des évidences économétriques dans les processus de prise de décision.
«Se fier à l’intuition, pas besoin d’économétrie»
Alors que ses collègues du webinaire lui demandaient des constats d’économiste senior (d’aînés), et des preuves économétriques sur la nature de l’inflation, pour mieux la combattre, cet économiste réplique franco et de manière hautaine pour dire en substance : «Pas besoin d’études économétriques, pas besoin de statistiques sur la causalité entre taux directeur et investissement… Je n’ai pas besoin de statistiques empiriques pour justifier l’augmentation du taux directeur dans le cadre de la lutte contre l’inflation. L’intuition suffit pour comprendre, débattre et évaluer la politique monétaire en Tunisie. La BCT a fait le job… en augmentant le taux directeur»! Message : les études économétriques ne servent à rien…
Ces propos sont durs à avaler par le payeur de taxes. Ils sont révoltants pour les opérateurs économiques, surtout quand on sait que le pays est sur le bord de la faillite et que l’opinion publique cherche désespérément la vérité et l’objectivité scientifiques au sujet de leur économie et ses perspectives.
Des propos à des années lumières des préoccupations quotidiennes du citoyen qui voit son pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil. Des propos offensants pour des centaines de milliers d’agriculteurs et de petits métiers.
Exemple : Hadj Mohamed L. (exemple pris dans un quotidien) qui veut contracter un prêt de 185 000 dinars pour acquérir 10 vaches laitières Holstein, et équipements liés, a vu sa banque lui imposer un prêt, avec un taux d’intérêt de 13%, alors que le rendement net annuel moyen de ces vaches laitières ne dépasse guère les 5 à 6%. Hadj Mohamed était furieux, prêt à tout lâcher, tout brader… mécontent de sa banque qui, dit-il, lui pompe le fruit de ses efforts, sans partager le risque et sans jouer le jeu de la concurrence! Il en veut aussi à la BCT qui augmente ses taux et l’empêche d’investir… et de créer de l’emploi.
Ces économistes des plateaux de TV et de webinaires prêts à débattre de tous les sujets sont en majorité déconnectés de la réalité de ces investisseurs, comme s’ils vivaient sur une autre planète.
Ne voulant pas ou ne pouvant pas mener des recherches empiriques, beaucoup de ces économistes ont perdu la confiance des investisseurs, des ménages qu’on flagelle avec ces hausses des taux d’intérêt, toujours justifiées par un discours verbeux sans preuves. Un discours béni par des économistes mandarins raisonnant par dogme, par intuition et par introspection sur la base de théories macroéconomiques, pas toujours actualisées.
Des discours peu crédibles
On est en présence d’une intuition érigée en méthode scientifique, alors que les économistes (les vrais chercheurs économistes) utilisent l’intuition comme tremplin pour élaborer des hypothèses explicatives à tester à la lumière de métriques et de données empiriques tangibles… le tout pour être crédible et pour dire les quatre vérités au pouvoir et à la prise de décision.
Certes, le raisonnement intuitif aide la réflexion scientifique en économie, mais en soi, il n’est pas empirique et encore moins scientifique. Ce type de raisonnement est plus réflexif et idéologique, quand il n’est pas à la solde d’autrui et des groupes d’intérêt!
Et on peut deviner pourquoi l’intuition ne peut être une méthode à part entière pour la production de données probantes en économie. L’intuition est subjective, changeante, comportant trop d’impressions, d’imprécisions, dissimulant des partis-pris et des conflits d’intérêts (jetons de présences dans des conseils d’administration de banques, actionnariat dans des banques et ambitions de ministrables, accointance douteuses, etc.).
Et cela n’aide pas à faire avancer le débat scientifique. La confiance envers ces économistes intuitifs, forcément approximatifs, est au plus bas. Les opérateurs économiques n’aiment pas ces fatwas économiques.
Déni des fondamentaux économiques
Le cas de ce professeur trop intuitif (anti données probantes) n’est pas unique. Puisque ce genre de propos inféodés et peu soutenus par des données empiriques tuniso-tunisiennes se comptent en centaines.
Il suffit de prêter attention à ce qui se dit dans les émissions radiophoniques à vocation économique, ou de voir ces débats économiques erratiques et tendus sur les plateaux de télévision.
Dans ces débats traitant de la pertinence et des impacts de l’augmentation du taux directeur de 75 points de base, on a vu des économistes qui allèguent qu’en Tunisie l’augmentation du taux d’intérêt directeur n’a aucun impact sur l’investissement, sur l’emploi et, ultimement, sur la croissance.
Et à ce sujet, l’odieux va plus loin quand on entend ce même professeur (cité précédemment), des propos disant en substance et en public: «L’investissement en Tunisie ne réagit plus aux taux d’intérêt, et c’est pourquoi la hausse du taux directeur n’impacte pas l’investissement et encore moins la croissance». Ou encore : «Il n ´y a pas de relation confirmée entre le taux de croissance et le coût du capital requis pour l’investissement… la croissance est un processus structurel, et la politique monétaire fait partie d’un processus conjoncturel, sans effet sur le cycle économique, sur la création de la richesse.»
Ces propos sont faux, et vont totalement à l’encontre de la théorie de l’innovation et des théories régissant la croissance endogène.
La communauté des économistes laisse faire ce genre de débats tronqués, biaisés et à connotation partiale.
L’association des économistes tunisiens ne fait rien non plus pour réguler ces débats et intervenir en vue de protéger la crédibilité des analyses produites et la rigueur de la science économique dans le pays.
Les débats avec et entre économistes doivent être plus sérieux, mieux préparés et plus axés sur les données probantes, sur les faits et sur les publications (chroniques, articles, livres, etc.). La réthorique verbeuse et les discours liturgiques ne peuvent servir l’avancement des connaissances sur l’économie. Ils ne peuvent pas aider à changer la situation économique du pays. Ils ne peuvent pas convaincre le citoyen de l’impératif des réformes à mener. Ils ne font qu’ajouter de la confusion inutile à une prise de décision déjà erratique.
La Tunisie compte de valeureux économistes, formés d’abord dans les universités tunisiennes, ensuite en Amérique du Nord, ou dans certaines universités anglaises, allemandes, françaises bien classées dans les rankings internationaux des universités. Il suffit de les mobiliser et de les financer (au mérite) pour mener ces évaluations et mieux éclairer la décision publique.
Faute de quoi, les Tunisiens ne vont plus croire à ces économistes prêts à tout justifier ou tout contester sans démonstration empirique. C’est aussi tout cela qui fait que n’importe qui peut se revendiquer le statut d’expert économiste.
Pas par hasard qu’un avocat, désigné président d’un comité national à vocation économique, s’est récemment autoproclamé économiste à part entière, parce que, dit-il, il sait bien gérer les revenus et les dépenses de son ménage, et cela est suffisant, et pas besoin de plus pour être économiste ! Pauvre Tunisie…
* Universitaire au Canada.
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