Les limites de la diplomatie tunisienne mises à nu

Face à la situation alarmante où se trouve aujourd’hui la Tunisie, le président Kaïs Saïed gagnerait à envisager une refonte profonde de la conduite de ​notre diplomatie qui a dérapé à maintes reprises depuis 2011. L’heure est à l’audace et à l’initiative (bien conseillées et étudiées par de véritables patriotes qui ont fait leurs preuves) afin de préserver les intérêts nationaux et éviter toute dégradation supplémentaire que la situation déjà critique que notre pays ne saurait tolérer. (Illustration : avec Kaïs Saïed et Othman Jerandi, la diplomatie tunisienne a atteint le fond).

Par Elyes Kasri *

Après le succès très mitigé qu’a été, pour la Tunisie, la Conférence internationale de Tokyo pour le développement en Afrique (Ticad 8), organisé à Tunis les 27 et 28 août 2022, il y a lieu de se poser la question du bien-fondé d’une série d’initiatives internationales entreprises par la Tunisie depuis le 30e sommet arabe (Tunis, 31 mars 2019) qui nous a laissés une présidence lourde qui nous colle jusqu’à ce jour à la peau faute de la tenue du prochain sommet arabe à Alger qui semble faire l’objet de divergences sérieuses au sein des pays arabes notamment au sujet de son ordre du jour.

Accepter d’abriter un sommet arabe alors que les pays arabes étaient plus divisés que jamais et à la veille d’une passation présidentielle n’était pas au sommet de la perspicacité.

Il en a été de même pour la candidature et l’élection de la Tunisie à un mandat de deux ans comme membre non permanent du conseil de sécurité de l’Onu (2020-2021) qui a mis a nu les limites de la direction de la diplomatie tunisienne avec le limogeage mouvementé de deux représentants permanents tunisiens auprès de l’Onu au cours de la même année (les ambassadeurs Moncef Baati et Kais Kabtani dont la compétence est reconnue par leurs collègues et les cercles diplomatiques).

Le Sommet de la francophonie sera-t-il un nouveau bide ?  

Puis vint le tour du Sommet de la Francophonie censé célébrer le 50e anniversaire de cette organisation internationale dont la Tunisie est un membre fondateur et le 20e anniversaire de «la Déclaration de Bamako sur les pratiques de la démocratie, des droits et des libertés» (3 novembre 2000) qui avait déjà fait à l’époque l’objet d’une controverse avec le régime de Ben Ali et des réserves inscrites officiellement lors de la réunion ministérielle consécutive de l’Organisation internationale de la Francophone (OIF) à Paris.

Il semble actuellement que les griefs opposés à la Tunisie par certaines parties influentes au sein de l’OIF soient plus véhéments qu’ils ne l’étaient à l’époque de Ben Ali avec ce qui a tout l’air d’un consensus croissant sur l’inadéquation des politiques publiques tunisiennes avec les exigences démocratiques de la francophonie et de la déclaration de Bamako.

Il est à craindre que la tenue (très hypothétique) du sommet de la francophonie au mois de novembre prochain à Djerba n’ait un impact similaire à celui du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI, novembre 2005) qui a réuni toute l’opposition contre Ben Ali et sonné le début de la fin de son régime. La différence, c’est que la situation économique et sociale actuelle de la Tunisie et la conjoncture internationale défavorable risquent de précipiter les événements.

Un non-événement pour la presse économique internationale

Par ailleurs, ceux qui s’attachent encore à l’illusion du succès éclatant de la Ticad 8 de hausser le débat au niveau de l’objectivité requise et de se poser les questions suivantes qui sont les paramètres objectifs d’évaluation de toute manifestation internationale :

1- le niveau de la participation étrangère qualitativement et quantitativement : pour cela, une comparaison avec les sept précédentes éditions de la Ticad montre incontestablement une grande différence soulignée surtout par l’absence des chefs d’Etat d’Afrique du nord et des grands pays africains, en plus de l’accès de Covid-19 du Premier ministre du Japon, pays organisateur.

2- la couverture médiatique internationale de cette manifestation et son impact sur la Tunisie : il faut se rendre à l’évidence qu’à part le faux pas (du président Kaïs Saïed, Ndlr) avec la délégation sahraouie et l’escalade qui s’ensuivit avec le Maroc, la Ticad 8 a presque été considérée comme un non-événement par la presse économique internationale.

3- les retombées sur la Tunisie : malgré la centaine de projets soumis et les milliards de dollars et dizaines de milliers d’emplois qui seraient créés en Tunisie à l’issue de la Ticad, les résultats semblent être très en-deçà des espérances ou plutôt des illusions, selon certains observateurs.

Les débats concernant l’investissement en Tunisie semblent avoir été centrés sur les améliorations à apporter à l’environnement des affaires comme si la Tunisie venait de se mettre à attirer les IDE alors qu’elle le fait depuis un demi-siècle (1972). Il est vrai que la révolution de la liberté et de la dignité est passée par là avec sa horde de chacals et de vautours.

4- le critère final porterait sur la situation économique et diplomatique de la Tunisie avant et après la Ticad 8 : force est de constater que si cette conférence a fait rêver l’opinion publique tunisienne, ses résultats économiques se sont révélés très en-deçà des attentes. Quant à l’impact diplomatique, personne de bonne foi ne pourra contester qu’il a été négatif avec un malaise avec les organisateurs japonais et nos partenaires africains et une brouille houleuse avec notre voisin marocain.

Tirer les enseignements avant de tourner la page

Normalement, on tire sereinement les enseignements et on tourne la page. Mais la rumeur qui circule sur les pourparlers discrets en vue de la tenue en Tunisie avant la fin de l’année d’un forum international concernant les peuples opprimés dans le monde afin d’y inclure officiellement une imposante délégation du front Polisario évoquée par un média «confidentiel» qui fait état de démarches discrètes algériennes et même une offre de prise en charge de l’événement.

Même s’il faille se méfier de l’intox, le triste souvenir de la Conférence internationale des amis de la Syrie (Tunis, 24 février 2012) qui a fait partie intégrante du complot contre le peuple syrien frère et qui sera jugée sévèrement par le peuple syrien et l’histoire nous incite à ne pas répéter les erreurs du passé.

La Tunisie qui a toujours refusé de reconnaître la RASD et s’est efforcée de s’en tenir à une neutralité positive à l’égard du différend algéro-marocain sur le Sahara Occidental, ne peut et ne doit pas se permettre de persévérer dans l’erreur de calcul et du faux pas commis lors de la Ticad 8 en accordant un accueil présidentiel en grande pompe au président de cette entité fictive qui n’est reconnue ni par l’Onu ni par la Ligue des Etats Arabes dont la Tunisie assure encore théoriquement la présidence jusqu’à la prochaine passation.

Le seul peuple digne actuellement de l’attention pleine et entière des autorités tunisiennes est le peuple tunisien qui survit difficilement dans des conditions de plus en plus pénibles et attend la première occasion pour quitter le pays et son lot de corruption, de fausses promesses et de misère.

Face à cette situation alarmante, le président Kaïs Saïed gagnerait à envisager une refonte profonde de la conduite de ​la diplomatie tunisienne qui a dérapé à maintes reprises depuis 2011 surtout sous la Troïka de triste mémoire et ses reliques qui ont fait preuve d’une capacité inouïe d’endurance et de survie.

Il pourrait à cet effet envisager d’écouter l’analyse et les conseils de Habib Ben Yahia, ancien ambassadeur à Tokyo et Washington, ministre des Affaires étrangères et de la Défense nationale et secrétaire général de l’Union du Maghreb Arabe. Il pourrait même le dépêcher en qualité d’émissaire spécial auprès du Roi du Maroc et éventuellement pour une mission de contact et d’explication à Washington auprès du Congrès et des think tanks qu’il connaît très bien.

L’heure est grave. Elle est à l’audace et à l’initiative (bien conseillées et étudiées par de véritables patriotes qui ont fait leurs preuves) afin de préserver les intérêts nationaux et éviter toute dégradation supplémentaire que la situation déjà critique de notre pays ne saurait tolérer. **

* Ancien ambassadeur au Japon et en Allemagne.

** Les titre et intertitres sont de la rédaction.

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