Avec la nomination d’un nouveau ministre des Affaires étrangères, une question se pose avec acuité : qu’est-ce qui a empêché jusque-là la diplomatie tunisienne de jouer pleinement son rôle au service du pays et de l’aider à relever les défis de la transition démocratique et du développement économique? (Illustration : Nabil Ammar, nouveau ministre des Affaires étrangères).
Par Raouf Chatty *
Depuis la révolution de janvier 2011, le ministère des Affaires étrangères a été, comme tout l’appareil de l’Etat en Tunisie, marqué par une instabilité institutionnelle et politique endémique. Dix ministres s’y sont succédé…
La diplomatie tunisienne a notamment été victime de choix politiques contradictoires sous la présidence de Moncef Marzouki et le règne des islamistes, des amateurs qui ont porté un sérieux coup aux constantes de la politique étrangère de la Tunisie et exposé le pays aux vents des conflits politiques internationaux, ce qui lui a coûté très cher en termes d’image et de réputation.
Le ministère a toutefois connu un moment de répit et de stabilité sous la présidence de Béji Caïd Essebsi et renoué avec les constantes de la politique étrangère adoptées depuis l’indépendance sous les présidences successives de Bourguiba et Ben Ali.
Le président Caïd Essebsi a, sous son mandat, nommé à la tête de ce département deux ministres, le premier, Taieb Baccouche, y est resté douze mois, le second, Khémais Jhinaoui, y a passé environ trois ans et demi avant de se voir remercié par le président Kaïs Saïed quelques jours après son accès aux commandes du pays.
Trois ministres en trois ans
En trois ans, depuis l’élection de ce professeur de droit constitutionnel à la magistrature suprême, trois ministres se sont succédé à la tête de ce département, le troisième, Nabil Ammar, a prêté serment avant-hier, 7 février 2023. Il a succédé à Noureddine Erray, ancien ambassadeur à Oman, son premier poste en cette qualité, qui a dirigé la diplomatie tunisienne pendant quelques mois, avant d’être remercié suite à une machination fomentée par l’ancienne directrice de cabinet du président de la république, Nadia Akacha, tombée en disgrâce elle aussi quelque temps après. Othman Jerandi, qui a été nommé au poste en août 2020, y a passé quelques vingt neuf mois. Il avait déjà dirigé le ministère dans le gouvernement de l’islamiste Ali Laraiedh pendant une année avant l’arrivée du gouvernement Mehdi Jomaa. Il avait également été conseiller diplomatique du président Saïed.
Une telle instabilité qui frappe ce département stratégique mérite que l’on s’y attarde. Le président Saïed a-t-il une politique étrangère qui lui est propre, avec des priorités clairement fixées et connues par les membres du corps diplomatique, ou adapte-t-il sa politique aux circonstances et aux changements affectant la région et le monde? Connaît-il vraiment les ministres qu’il a nommés ? Sur quels critères s’est-il fondé pour les choisir? A-t-il, dans ce domaine, des conseillers au fait des problématiques diplomatiques?
S’agissant du ministre Jerandi, plusieurs questions se posent également. Disposait-il d’une feuille de route où sont consignées les priorités de l’Etat qu’il représente ? Connaissait-il les attentes du chef de l’Etat et était-il en mesure d’y répondre ? Avait-il d’ailleurs la pleine confiance de ce dernier, qui, on le sait, est de tempérament suspicieux ? Avait-il les coudées franches pour travailler sereinement? Le courant passait-il bien entre les deux hommes qui avaient si peu de choses en commun ? Partageaient-ils les mêmes idées sur les principaux dossiers régionaux et internationaux? Le ministre s’accommodait-il autant que faire se peut du caractère revêche et du style cassant du président ? Ce dernier laissait-il la possibilité à son ministre de lui faire des suggestions, discute-t-il vraiment avec lui des grands dossiers de politique étrangère et accepte-t-il qu’il le contredise sur ces dossiers? Le ministre était sur la même longueur d’ondes que les membres du cabinet du président où il avait déjà exercé pendant quelques mois? Quels étaient ses rapports avec la cheffe de gouvernement et son conseiller diplomatique ? Avait- il les mains libres dans son département, notamment en ce qui concerne les nominations ? Quelles étaient ses relations avec ses principaux collaborateurs, avec les syndicats des personnels et avec les médias? Avait-il des entrées solides et précieuses à l’étranger qui pouvaient l’aider à transmettre le point de vue de la Tunisie dans les moments de crise ?
Même s’il est très difficile de répondre à ces questions, en raison des défaillances de la communication officielle à tous les niveaux, on ne peut ne pas les poser avant d’émettre un jugement objectif sur le passage du ministre Jerandi à la tête des Affaires étrangères. Ces questions valent aussi pour son successeur, qui ne pourrait s’acquitter convenablement de sa mission aussi longtemps que ces questions demeureront sans réponse.
L’idéologue et le diplomate de carrière
On remarquera cependant que Othman Jerandi et Kaïs Saïed ont peu d’affinités, du moins en apparence. Le président est un idéologue, un juriste normatif, un enseignant universitaire venu tout fraîchement aux affaires de l’Etat, imprégné d’idées pseudo révolutionnaires, souvent déconnectées des réalités nationales et internationales. Le ministre Jerandi est, au contraire, le prototype du diplomate de carrière, formé à l’école de la diplomatie tunisienne, caractérisée par le réalisme et le pragmatisme, depuis qu’il avait rejoint le ministère des Affaires étrangères en 1979. Il avait servi trente et un ans durant sous les présidents Bourguiba et Ben Ali comme diplomate et ambassadeur, et quelque douze ans après la révolution, comme ambassadeur et ministre.
Même s’il ne l’a jamais montré, Jerandi ne pouvait s’accommoder des idées pseudo révolutionnaires de son patron, de son style impulsif et de ses blocages doctrinaux. Il avait du sûrement faire un effort sur ses convictions et arrondir les angles pour éviter de contredire son patron. Peut-être a-t-il aussi évité de le faire par opportunisme carriériste, quitte à avaler, comme autant de couleuvres, les positions changeantes du président. Sur ce point, seul Jerandi pourra apporter un jour son éclairage…
Néanmoins, ces explications peuvent-ils exonérer le ministre des nombreuses critiques dont son département a fait l’objet durant son mandat notamment de la part des médias. Ces derniers lui reprochaient son style de travail en inadéquation totale avec les exigences de son poste, son manque de contact avec la presse, son mutisme dans les moments de crise. Ils lui imputaient aussi, et à juste titre, les ratés et les dysfonctionnements de la diplomatie tunisienne, oubliant au passage certains de ses succès.
Les médias n’ont pas épargné non plus le président de la république, mais ils mettaient la responsabilité sur le ministre, en passant sous silence les nombreuses contraintes extérieures à sa volonté auxquelles ils devaient faire face, d’autant qu’il n’en parlait pas lui-même.
Même si le ministre a failli par ses silences sur des questions fondamentales, persistant à vouloir appliquer des méthodes classiques à des contextes totalement nouveaux, il ne faut pas non plus oublier que le dossier diplomatique est de la responsabilité première du président de la république, comme le prévoit la Constitution, et que les échecs, c’est ce dernier qui les assume en premier.
Des bombes à retardement
Le ministre, qui n’avait visiblement pas les coudées franches pour agir et était même écarté des réunions du Conseil de sécurité nationale, avait lui-même préféré, en diplomate classique, s’accommoder de cette situation. Il a également été desservi par les divergences de vues avec ses collègues à la tête de certains autres départements, comme le Commerce, l’Agriculture, l’Industrie et les Affaires sociales, sur des dossiers aussi vitaux que ceux du «statut de partenaire avancé avec l’Union européenne», des Tunisiens à l’étranger, de l’émigration…
Jerandi a été aussi desservi par un environnement politique national extrêmement difficile et compliqué qui a eu un impact négatif sur l’image internationale du pays. Ainsi que par un contexte régional où la Tunisie, affaiblie dans tous les domaines, n’était plus en mesure de peser dans le conflit en Libye, et encore moins dans celui opposant l’Algérie et le Maroc.
Les deux années Covid 19 ont lourdement entravé aussi l’activité des Affaires étrangères et le ministre a également hérité de plusieurs bombes à retardement dont la grogne régnant parmi le personnel du département depuis plusieurs années. Cette grogne a envenimé l’ambiance générale sur fond de compétition entre les hauts fonctionnaires, plus nombreux que les emplois fonctionnels disponibles.
Les rapports des syndicats des personnels avec le ministre sont conflictuels. Les nouveaux statuts des personnels et le nouvel organigramme attendent d’être adoptés sur fond de conflit entre les demandes insistantes des syndicats et les exigences de l’administration centrale.
Autant de questions que le nouveau ministre, un diplomate de carrière qui connaît bien la maison, se doit de soulever en très haut lieu pour être en mesure de remplir sa tâche en toutes confiance et sérénité et faire en sorte que le ministère des Affaires étrangères, département stratégique s’il en est, puisse aider au mieux le pays à relever les nombreux défis et retrouver le chemin du développement et de la prospérité.
* Ancien ambassadeur.
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