L’administration américaine a dépêché en urgence une cargaison de 25 000 tonnes de blé à la Tunisie (d’une valeur de 13 millions de $). En même temps, les Américains réduisent leur aide économique bilatérale à la Tunisie de presque 40%. Décryptage…
Par Moktar Lamari *
L’administration américaine recentre et renforce l’essentiel de son aide sur la formation et l’armement de l’armée tunisienne. Comment décoder ces messages américains envoyés en peu de jours à la Tunisie de Kaïs Saïed?
La déception américaine
Publié il y a deux semaines, le tout dernier Budget 2024 du Département d’État américain a détaillé l’ampleur et la nature des coupures de l’aide américaine visant la Tunisie, sans expliciter en détail les raisons et les motifs cachés.
Rien pour rien, l’administration Biden est pragmatique, elle ne veut pas aider ceux qui n’écoutent pas ses conseils et qui ne font qu’à leur tête. Les perceptions américaines sont plutôt négatives à l’égard du président Saïed. Deux logiques et deux systèmes !
L’administration américaine n’apprécie pas la gouvernance aléatoire du président tunisien. Et cela se lit dans la tonalité de ses divers communiqués au sujet de la Tunisie, notamment ceux ayant trait aux propos jugés xénophobes tenus par Saïed, la vague de violence contre les émigrants subsahariens et plus récemment suite aux arrestations visant un grand nombre de personnalités de l’opposition, entre autres comportements incriminés par l’administration américaine.
Dans tous les cas, les Américains, comme les Italiens, les Français ou les Allemands ont déclaré récemment que leurs aides viseront désormais et principalement le soutien à la population tunisienne pour l’aider à traverser cette période difficile… Pas au gouvernement et pas au budget de l’Etat.
Ces pays et d’autres ajustent leur soutien à la Tunisie pour le dispenser sous forme d’aides-par-projets ou aide-en-nature, pour éviter que les aides-budgets ne finissent pas en salaires pour des fonctionnaires improductifs en sureffectif.
Entre la carotte et le bâton
Tout le monde le sait, l’administration américaine instrumentalise son aide aux pays pauvres et dans le besoin. Et elle n’est pas seule à se comporter ainsi.
En coupant leur aide de 40%, les Américains espèrent pouvoir remettre la Tunisie dans une trajectoire démocratique et économiquement plus prospère. Mais, on comprend que ces aides visent aussi des impératifs géopolitiques et stratégiques, favorables aux Américains.
Le plan de dépenses du Département d’État pour l’exercice 2024 plafonne l’aide bilatérale globale pour la Tunisie à 65,3 millions de dollars US, contre 113 millions de dollars pour 2023. Une baisse drastique de 40 millions de dollars ID, soit une coupure de 45% en valeur nominale.
Les coupures de l’aide américaine surviennent alors que le Tunisie fait face à une crise économique, qui s’aggrave de jour en jour, et alors que le pays est en attente d’un prêt de 1,9 milliard de dollars au Fonds monétaire international (FMI).
Plusieurs observateurs craignent que la Tunisie fasse défaut de paiement, sans accord avec le FMI. Et à ce sujet aussi, l’administration américaine agite le gros du bâton, dans la décision du conseil d’administration du FMI.
Les prix des denrées alimentaires ont grimpé en flèche, les taux de chômage ont augmenté et la dette publique totale (Etat et entreprises) représente maintenant plus de 120% du produit intérieur brut.
Accumulation des impairs
Il faut dire que Saïed donne une image sans cesse négative de la Tunisie post 2011. Il continue de consolider son pouvoir, renversant de nombreuses institutions issues de la transition démocratiques obtenues de peine et de misère, les 13 dernières années.
Sa dernière bourde est liée à des propos jugés xénophobes qui ont occasionné des violences physiques contre les immigrants subsahariens et les Tunisiens de couleur noire (15% de la population). Ces mêmes propos ont amené la Banque mondiale à suspendre ses négociations et projets de financement avec la Tunisie.
Le président accusait les émigrants d’être la cause de la débandade économique du pays. Et cela n’est pas passé, les médias de par le monde ont relayé ces violences verbales et physiques contre les émigrants (22.000), alors que la Tunisie compte pas moins 1,7 million d’expatriés dans tous les pays du monde. La réputation de la Tunisie en a pris un sérieux coup!
Le recul démocratique de la Tunisie a alarmé le Congrès américain, où les législateurs des deux partis ont appelé l’administration Biden à exercer son influence pour dissuader le président Saïed et l’appeler à l’ordre.
L’agacement américain
Le Congrès américain est très agacé par ce qu’il considère comme des dérapages de Saïed et il le fait savoir!
Un porte-parole du département d’État a déclaré cette semaine que les réductions proposées de l’aide économique à la Tunisie visent à «signaler la préoccupation continue des États-Unis concernant l’affaiblissement des institutions démocratiques, tout en permettant un financement suffisant pour la société civile, les citoyens et la résilience climatique alors que le peuple tunisien s’efforce de construire un avenir prospère et démocratique». Et le dernier budget de Biden ne prévoit qu’une légère diminution de l’aide américaine à l’armée tunisienne : 53,8 millions de dollars pour l’année prochaine, contre 61 millions $US précédemment demandés pour cette année.
De cette aide à la sécurité, l’administration réserve 45 millions de dollars en avance de fonds pour couvrir les achats d’armes américaines par la Tunisie en 2024. En même temps, le document précise que 2,3 millions de dollars sont prévus pour la formation des officiers tunisiens.
Par contre, le document démontre la suppression du fonds prévus pour l’assistance au développement, d’un montant de 10 millions de dollar et le maintien du fonds de soutien économique, d’un montant de 14,5 millions de dollars.
Une aide militaire grandissante
La stratégie américaine vise très probablement à maintenir une connexion étroite avec l’armée tunisienne, pour plusieurs raisons. Et dont les principales porte sur les dossiers liés à la lutte contre le terrorisme alors que le Pentagone et les responsables du renseignement américain continuent également de se battre pour contenir la propagation du terrorisme et la consolidation de la présence des mercenaires russes Wagner présent en Afrique et dans les zones libyennes voisines de la Tunisie.
Dans sa dernière justification budgétaire au Congrès, le Département d’État salue l’armée tunisienne ajoutant qu’elle «reste sur les lignes de front» contre l’État islamique et d’autres groupes terroristes, ainsi que contre «l’instabilité émanant de la Libye».
Les forces armées tunisiennes «servent également d’institution apolitique importante dans la société tunisienne», peut-on lire dans les documents présentés par le Département d’Etat.
Le silence de la diplomatie tunisienne
Seth Binder, directeur du plaidoyer au Projet sur la démocratie au Moyen-Orient basé à Washington, a déclaré que «réduire l’aide économique américaine tout en maintenant la plupart du temps stable l’aide à la sécurité saperait les affirmations de l’administration Biden selon lesquelles elle soutient le peuple tunisien et ses aspirations démocratiques». «Elle envoie un message inquiétant à Saïed et aux responsables de la sécurité du pays selon lequel, malgré leurs abus, nous sommes heureux de maintenir le soutien à vos institutions tant que vous continuez à travailler avec nous», a ajouté Binder.
La quasi- totalité des réductions d’environ 8 millions de dollars demandées à l’aide à la sécurité affecteraient le financement des efforts tunisiens d’application de la loi et de lutte contre les stupéfiants menés par les ministères tunisiens de l’Intérieur et de la Justice, sachant qu’au cours des dernières semaines, la police opérant sous le ministère de l’Intérieur a procédé à l’arrestation de plus de 20 personnalités politiques de premier plan, dans le cadre de la répression de la dissidence.
Le virage autoritaire pris par Saïed et ses récents propos jugés xénophobes ont contribué à créer ce que la principale directrice du Département d’État pour le Moyen-Orient, Barbara Leaf, a décrit, lors d’un récent événement publique à Washington, comme un «climat de peur parmi les personnes les plus vulnérables du pays».
Hanene Tajouri Bessassi, ambassadrice de Tunisie aux États-Unis, a déclaré que son gouvernement était surpris de voir la «coupure drastique» de l’aide économique. Elle a ajouté: «Nos partenaires fiables qui se soucient vraiment de l’expérience démocratique tunisienne doivent soutenir économiquement la Tunisie pour aider de manière constructive les autorités tunisiennes à mettre le pays sur la voie de la croissance et de la prospérité et de manière corrélée à soutenir le processus démocratique».
Pourtant, la Tunisie n’est pas le seul pays de la région à subir les coupes dans l’aide économique américaine dans le dernier budget du Département d’État. Le Yémen, la Libye, le Maroc et la Syrie verraient d’importantes réductions de l’aide étrangère, tandis que celle du Liban, de l’Irak, de l’Égypte et de la Jordanie resterait stables.
Seuls les territoires palestiniens verraient une augmentation de l’aide économique demandée, à 225 millions de dollars par rapport aux 185 millions de dollars demandés cette année.
L’administration Biden cherche également à faire plus de flexibilité dans la façon dont elle encourage le progrès politique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Une stratégie en bonus malus?
La justification budgétaire du département d’État propose 90 millions de dollars à l’administration pour «soutenir les opportunités émergentes» dans la région, y compris les «progrès démocratiques en Tunisie».
En outre, la Maison Blanche demande 113 millions de dollars supplémentaires pour un financement militaire étranger flexible (FMF) à travers le monde afin de répondre aux «priorités émergentes de la politique étrangère» dans le contexte de la concurrence stratégique de Washington avec la Russie et la Chine.
La Tunisie est répertoriée comme un destinataire possible d’une partie de cette FMF – si la direction du pays «montre des signes d’un retour à la gouvernance démocratique». «C’est censé être une carotte dans le contexte des bâtons», a déclaré William Lawrence, un ancien diplomate américain en Tunisie qui est maintenant professeur universitaire. «L’espoir serait que les gens autour de Saïed les convaincraient que c’est une carotte qu’il devrait prendre», a ajouté Lawrence.
«Mais je pense que la probabilité qu’il y aille est relativement faible, compte tenu de sa vision politique, de son tempérament et de son désir de faire autre chose que la démocratie en Tunisie», a conclu l’universitaire. Et dans cette impossibilité, le lien à faire avec l’aide américaine à l’armée tunisienne pourrait s’expliquer plus facilement.
* Economiste universitaire.
Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T.
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