Juifs de Tunisie, je t’aime moi non plus

Le dernier attentat  ayant visé la synagogue de la Ghriba, le 10 mai 2023 à Djerba, et  qui a coûté la vie à cinq personnes dont un Français, a remis sur la table la place qu’occupe la communauté juive dans la société tunisienne.

Par Adel Zouaoui *

Il va sans dire que cet attentat est un acte isolé perpétré par un loup solitaire. Cet acte a, d’ailleurs, suscité l’émoi de toute la Tunisie qui s’est défendue des soupçons antisémites qu’une certaine presse internationale tente injustement de lui accoler.

Il est faux aussi de prétendre que la communauté juive en Tunisie vit en permanence dans l’insécurité ou qu’elle subit des vexations au quotidien, loin s’en faut.

Le dernier attentat contre le temple de la Ghriba, ou celui de 2002 contre le même lieu de culte juif n’attestent en rien d’une ambiance raciste, antisémite ou xénophobe. La Tunisie, à l’instar de plusieurs pays dans le monde, est exposée à l’hydre du terrorisme qui frappe là où on ne l’attend pas. Et plusieurs sites différents en ont été la cible dans notre pays.

Des leçons de tolérance

Faut-il rappeler à ce propos que tout au long de son histoire, la Tunisie n’a pas connu de pogroms antisémites. Bien  au contraire, les Israélites de Tunisie ont bénéficié d’une protection des hautes autorités aussi bien religieuses que politiques.

A titre d’exemple, le Saint patron de Tunis Sidi Mehrez (951-1022) a pris la communauté juive sous son aile en leur assignant un quartier spécial — la Hara — à proximité de sa propre demeure.

Au cours de la seconde guerre mondiale, Moncef Bey, le souverain de Tunis, s’est opposé, en 1942, à l’application des lois iniques de Vichy contre les juifs et a incité ses sujets musulmans à accueillir chez eux leurs concitoyens de confession israélite pour les protéger du nazisme.

Habib Bourguiba a, de son côté, veilla au grain sur l’ouverture de son nouvel État à tous les Tunisiens sans distinction de race ou de religion. Et l’on se rappelle son discours de 1967, lorsqu’après la guerre israélo-arabe, des boutiques de citoyens juifs ont été saccagées. Il avait déclaré que les Tunisiens juifs étaient aussi ses enfants et menacé de lourdes sanctions ceux qui leur portent atteinte.  

Ces leçons de tolérance et d’acceptation d’autrui dont témoigne notre longue histoire ne nous dédouanent pas pour autant de notre responsabilité envers cette minorité. Le sentiment antisémite envers la communauté juive existe bel et bien. Certes, il n’est pas ostentatoire, mais plutôt insidieux et à bas bruit. Il se manifeste à travers des plaisanteries de mauvais goût aux relents haineux et discriminatoires. A tel enseigne que le vocable juif devient parfois dans la bouche de certains d’entre nous une offense.

Et pourtant, l’apport de la communauté israélite à notre patrimoine culturel est d’une grande richesse. Qui se souvient encore aujourd’hui parmi les jeunes des chanteurs tels que Cheikh Afrite, Raoul Journo ou Habiba Msika, du célèbre architecte Olivier-Clément Cacoub, ou alors de l’écrivain Albert Memmi, du sociologue Pierre Sebag ou du célébrissime linguiste Claude Hagège et j’en passe et des meilleurs? Quant à la finesse de la cuisine judéo-arabe de Tunisie, elle est perpétuée par un grand nombre de nos chefs.  

Sauf que de toute l’histoire des juifs tunisiens, qui s’étend sur près de deux mille ans, seul le pèlerinage de la Ghriba revient dans les médias, une fois par an, au mois de mai. Mais qu’en sera-t-il de cet événement religieux s’il n’était pas consubstantiellement lié à l’ouverture de la saison touristique en Tunisie ? Car en dehors de ce pèlerinage à la Ghriba, on n’entend plus parler de cette communauté. Pire encore, certains ignorent même jusqu’à son existence

Une communauté invisible

Il est vrai que la population des juifs tunisiens n’a cessé de se réduire comme peau de chagrin. Elle compte, aujourd’hui, un peu plus de 1000 individus habitants pour la plupart dans l’île de Djerba. Et pourtant, avant l’indépendance, les Tunisiens de confession juive étaient présents dans presque toutes les villes du pays, de Bizerte à Djerba en passant par Tunis, Sousse, Moknine, Sfax, le Kef, Kairouan, Gabes et bien d’autres.

Les raisons du rétrécissement de cette communauté sont multiples. Elles remontent d’abord au fameux décret Crémieux qui attribua d’office depuis 1870 la citoyenneté française aux  Israélites indigènes. Lequel décret a incité un bon nombre d’entre eux à s’exiler en France dans l’espoir de meilleures perspectives de vie. Aussi, les émeutes provoquées par la guerre de Six jours en 1967 avaient précipité le départ vers l’exil de plusieurs milliers de juifs tunisiens. Et ce, sans parler du choix religieux et idéologique que d’aucuns ont fait en allant s’installer en Israël après la création de cet Etat en 1948.

Par ailleurs, l’invisibilité de la communauté juive ne s’explique pas seulement par les raisons ci-dessus citées, elle est aussi le fruit de leur exclusion volontaire de la vie politique. En effet, la constitution tunisienne de 1959 ne les autorise pas à se présenter aux élections présidentielles.  Elle leur interdit aussi de s’enrôler dans l’armée ou de porter les armes.

Depuis l’indépendance, seuls trois citoyens de confession juive ont dirigé des ministères, en l’occurrence Albert Bessis ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme en 1955, remplacé par son coreligionnaire André Barouch en 1956, et plus récemment René Trabelsi, ministre du Tourisme de 2018 à 2020.

Pour plus d’efforts d’ouverture

Parce qu’elle est multiple et indivisible, la Tunisie se doit de promouvoir une image plus ouverte sur la pluralité de ses héritages. Pour cela, elle doit décourager, mordicus, toutes sortes de velléités racistes, antisémites ou xénophobes. Le vote par le parlement, en 2018, d’une loi condamnant le racisme sous toutes ses formes est à marquer d’une pierre blanche. Encore faut-il que les lois soient respectées. 

Aussi, plus d’effort doit être fourni dans ce sens pour éviter que le malentendu qui résulte de l’ignorance d’autrui. Plusieurs pistes sont à explorer pour combler le manque de connaissance de ces minorités. La diffusion d’émissions sur les religions juive et chrétienne à la radio et à la télévision, à l’instar de celles qui traite de l’islam, en est une parmi d’autres. Pareilles émissions contribueront à rapprocher les communautés entre elles et à lever toutes sortes de malentendus. Il y a aussi l’introduction, dans le cursus scolaire, de l’enseignement des doctrines juive et chrétienne. Ceci permettrait d’éduquer la jeune génération à la tolérance et à l’acceptation des différences. Et enfin, la transmission officielle de la part des hauts responsables de l’Etat des vœux à l’occasion des fêtes religieuses juives et chrétiennes, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays du monde, en l’occurrence le Canada ou la Nouvelle Zélande

Enfin, l’histoire de la Tunisie a doté son peuple d’une certaine ouverture d’esprit et d’une propension à aller vers l’autre. Ce qui lui permit de résister aux tentations de repli sur soi, toutes les fois que le discours identitaire refait surface, prôné par les partisans d’un panarabisme primaire et d’un islamisme obtus et radical.

* Haut fonctionnaire de l’Etat à la retraite.

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