Pour faire face à la dramatique crise migratoire actuelle, une coopération entre tous les Etats concernés, coordonnée et sincèrement soutenue par une volonté politique, est nécessaire et urgente. Tous les Etats impliqués devront s’atteler à une telle tâche et éclairer leurs opinions publiques respectives sur cette nécessité et cette urgence.
Par Taoufik Ouanes *
Méditerranée signifie en latin mer au milieu des terres. Est-elle devenue cimetière au milieu des continents ? Le naufrage d’un bateau de migrants au large des côtes grecques, mercredi 14 juin courant, est un nouvel épisode tragique du problème de la migration clandestine ou irrégulière, qui dure depuis plus de deux décennies.
La mer Méditerranée est devenue le cimetière de plusieurs dizaines de milliers de personnes noyées lors de leurs tentatives d’échapper aux catastrophes naturelles et climatiques, mais également aux guerres, à la pauvreté, et aux violations des droits humains.
De partout, des centaines de milliers, sinon des millions, de personnes y compris un grand nombre de femmes et d`enfants veulent rejoindre l’Europe ou les Etats-Unis, depuis l’Afrique, le Moyen-Orient l’Asie et de l’Amérique du Sud.
Depuis l’Afrique, ils traversent les affres du désert du Sahara pour atteindre l’Afrique du Nord. S’ils échappent à cette première épreuve de la mort dans les sables du désert, il leur faut encore affronter l’épreuve de la mort dans les profondeurs de la Méditerranée.
Le problème de la migration clandestine est devenu endémique et permanent et dramatique. Il a fait l’objet de plusieurs analyses, reportages journalistiques et discours politiques.
Le but de cet article qui se limitera au départ de l’Afrique, n’est pas de refaire une énième fois le diagnostic de ce problème, ses causes et ses conséquences. On tâchera plutôt de montrer les défaillances et l’absence de volonté de la communauté internationale pour résoudre efficacement et durablement ce phénomène qui, de plus en plus, menace la paix et la prospérité de notre planète.
Il n’y a pas de forteresse imprenable
Qu’on le dise d’emblée, tous les Etats impliqués (Etats d’origine des migrants, Etats de transit, et Etats d’installation) sont responsables, à des degrés variés certes. Mais ils sont tous coupables de ne pas trouver une solution négociée, humaine et équilibrée devant ce fléau de déplacement de la misère et du trafic des êtres humains.
L’arrivée massive des migrants va continuer et même s’accentuer avec l’arrivée de l’été, la Méditerranée devenant plus clémente. La forteresse que l’Europe a érigée autour de ses frontières s’est avérée inefficace; la solution ne pourra jamais être uniquement sécuritaire. On connait bien l’expression «Il n’y a pas de forteresse imprenable !»
Quelles que soient les obédiences politiques ou les intérêts économiques, la conscience humaine ne pourra plus rester indifférente aux noyades passées et annoncées par milliers de migrants aux portes de l’Europe. Les pays dits de première ligne à l’instar de l’Italie, la Grèce, l’Espagne ne pourront plus continuer à supporter seuls le lourd fardeau des flux migratoires croissants. Ils commencent à accuser les autres pays européens de manque de solidarité.
En effet, les nombreux accords européens des deux dernières décennies se sont avérés inefficaces et insuffisants pour faire face au problème. Il est ainsi devenu clair que les Etats européens et leurs opinions publiques devraient réaliser que toute solution unilatérale ou purement européenne sera inéluctablement vouée à l’échec.
Jusqu’à quand l’Europe va privilégier le traitement militaire et sécuritaire de ce problème en laissant les immigrants se noyer sous le regard indifférent et peut-être complice des gardes-frontières maritimes des pays européens ou ceux de Frontex (organisme de l’Union Européenne de garde-frontières créées depuis 20 ans)?
Pressions sur les pays d’Afrique du Nord
Impliquer les Etats d’origine et de transit dans la recherche d’une solution globale est une nécessité. Il est illusoire de croire que l’Europe pourra décréter le renvoi de ces migrants dans les pays de transit tels que la Libye ou la Tunisie. Ces deux pays n’ont ni les moyens ni le devoir de recevoir et d’installer ces migrants dans leur territoire.
Par ailleurs, il faut se rappeler que ces migrants ne veulent tout simplement pas rester dans ces pays. Leur but ultime est d’aller en Europe quel que soit le prix, même celui de leur mort noyé. Pour les mêmes raisons, ces pays n’ont pas d’obligation de recevoir les migrants renvoyés par l’Europe.
Qu’il soit dit en passant qu’en ce qui concerne la Libye, la question se pose d’une manière dramatiquement différente car ce pays est devenu un État failli, c’est-à-dire qu’il n’existe plus de structure gouvernementale ou étatique capable d’assurer l’ordre public.
Livré au chaos depuis 12 ans et à la guerre civile suite à l’intervention militaire de la France sous l’étendard de l’Otan, la Libye a cessé d’être un pays de transit des migrants vers l’Europe. Des milices multiples, des mafias de tout ordre, et des réseaux de passeurs transméditerranéens ont commis les pires exactions à l’encontre des migrants. Ces derniers ont renoncé à emprunter cette dangereuse filière et se sont donc rabattus en très grand nombre sur la Tunisie.
Mais la situation en Tunisie est aussi compliquée.
Récemment, débarrassée (juillet 2021) du pouvoir de l’islam politique et de sa corruption proverbiale, la Tunisie a dû aussi faire face à des attaques terroristes qui ont largement handicapé le tourisme, source importante du revenu national. Comme partout dans le monde, la Tunisie a largement souffert des conséquences du Covid-19. L’économie tunisienne s’est trouvée exsangue et les conséquences alimentaires de la guerre en Ukraine n’ont fait qu’aggraver la situation.
Dans un tel contexte, est-il raisonnable d’exiger de la Tunisie de recevoir et garder des migrants dont le nombre ne cesse de croître et, au risque de se répéter, ne veulent pas y rester ? Est-il raisonnable que l’Europe exige de la Tunisie de jouer le rôle de gardes-frontières et de reprendre les immigrés renvoyés de l’Europe ?
Le «mainstream bashing» de la Tunisie
De telles exigences se sont exercées par de fortes pressions sur la Tunisie. Étrangement, ces pressions se sont fait l’écho de la propagande et du lobbying de l’islam politique en Europe et aux États-Unis. L’asphyxie financière et économique infligée à la Tunisie alternait avec les accusations de violation des droits de l’homme, d’autoritarisme et même de racisme. L’argumentaire de l’avidité de l’islam politique pour retourner au pouvoir convergea avec les intérêts de l’Europe de faire de la Tunisie une frontière et un dépotoir pour les migrants allant vers (et renvoyés par) l’Europe.
Il n’est pas lieu ici de répondre à ces arguments. Il faudrait cependant noter notre étonnement que l’Occident, dans ce contexte, fasse l’apologie de «l’islam politique» et des Frères musulmans en les qualifiant de démocrates respectueux des droits de l’homme. A-t-on oublié Al-Qaïda, Daech, l’État islamique, les Talibans et autres mouvements islamistes et terroristes?
Face au stratagème de dénigrement collectif «mainstream bashing» de la Tunisie, les Tunisiens se sont montrés en phase avec la politique du président Saïed. Leur appui à cette politique est basé sur le fait que le président Saïed a affranchi la Tunisie de la corruption et du joug d’une décennie de pouvoir islamiste. Malgré certaines imperfections dans le rendement économique du pouvoir en Tunisie, la relative inexpérience du président dans l’exercice du pouvoir, les Tunisiens apprécient son intégrité, sa droiture et sa ténacité.
La crise de la migration clandestine et la ténacité de la Tunisie ont amené les pays européens, l’Italie en premier lieu, à entamer un processus de négociation équilibrée et mutuellement bénéfique avec la Tunisie sur le problème de la migration clandestine. À la suite de ces concertations, on remarque une timide mais réelle évolution de la position des gouvernants européens et leurs opinions publiques commencent à réaliser que soumettre la Tunisie à des pressions intenables risque d’être une cause pour l’effondrement du pays. Un tel effondrement ne sera dans l’intérêt de personnes sauf celui des passeurs.
Un contrôle efficace du flux des migrants irréguliers ne pourra se faire qu’en collaboration entre les pays des rives de la Méditerranée. Il s’agit d’un problème transnational qui ne va être résolu que par des négociations multilatérales qui tiennent compte des intérêts de tous les pays concernés. Des prémices importantes dans cette direction ont commencé à apparaître. Les efforts du gouvernement italien dont sa cheffe Giorgia Meloni a été très active pour expliquer et alerter les instances et les Etats européens aux risques et dangers de laisser provoquer un chaos en Tunisie qui ne fera que s’ajouter à la situation explosive en Libye voisine.
Au point de vue stratégique, un tel scénario s’avérera catastrophique pour l’Europe, non seulement en ce qui concerne la migration mais aussi menacera les relations économiques et de voisinage avec la Tunisie. Il est nécessaire que l’Europe change son logiciel d’analyse et d’action. Ces efforts paraissent donner leurs fruits surtout après visites successives et de très haut rang en Tunisie.
L’idée d’une conférence internationale impliquant des pays d’origine de transit et d’installation paraît faire son chemin et peut-être sera avalisée par le Conseil européen de la fin du mois.
Parallèlement à ce développement, on assiste à une diminution substantielle du «mainstream bashing» de la Tunisie et de son président. Une négociation pour résoudre ce problème épineux et multidimensionnel requiert une atmosphère de solidarité et une coordination en toute bonne foi. L’égoïsme et l’adversité ne feront qu’exacerber les problèmes et aggraver les dangers.
Pour une coopération coordonnée et sincère
En effet, le point de départ de cette négociation serait de se pencher sur les raisons et les causes du départ de ces immigrés de leur pays d’origine. Une évaluation action résolue et déterminée pour enraciner ces candidats à la migration clandestine dans leur pays par la motivation de projets communs et de plans de développement mutuellement bénéfiques au pays d’origine tout comme aux pays de migration. Telle action permettra certainement une forte diminution des flux migratoires et allégera le fardeau des pays de transit.
Une autre piste de réflexion et d’action dans le cadre d’une telle cession serait l’examen de la question de la sécurisation coordonnée, consentie et solidaire des frontières aussi bien terrestres que maritimes de tous les Etats. Un tel objectif demandera certainement des ressources financières et technologiques tout comme des formations et des échanges d’informations pour lutter contre les passeurs et les mafias de la traite humaine des deux rives de la Méditerranée.
Similairement, les efforts humanitaires de secours et de sauvetage doivent être menés de bonne foi de manière efficace tout en associant les ONG actives dans le domaine et qui ont accumulé un grand nombre de connaissances et un important savoir-faire.
L’autre axe de coopération serait de procéder, déjà à la frontière, au tri et à la détermination du statut des migrants qui arrivent en Tunisie. Certaines parmi ces personnes peuvent être dans le besoin d’une protection spéciale à savoir les réfugiés victimes de persécutions tout comme ceux qui fuient la violence et les guerres. Un tel travail pourra être mené en coordination entre les organes étatiques et les organisations internationales (HCR, OIM, Unicef, etc.). Ces organismes internationaux possèdent les expertises opérationnelles et institutionnelles nécessaires. Ils mèneront ainsi ce travail en conformité avec les règles légales en la matière ainsi que dans le cadre des accords entre les Etats concernés.
Suivant les résultats de ce processus de détermination du statut, ceux qui sont acceptés par des pays de réinstallation en Europe ou ailleurs devraient donc être acheminés vers ces pays. Si ces migrants préfèrent rester dans l’Etat territorial où ils se trouvent, l’État en question pourra leur accorder un tel droit s’ils répondent aux critères requis. Les autres migrants devront être rapatriés vers leur pays d’origine qui assurera préalablement une réadmission digne et une intégration économique et sociale dans le cadre des projets de développement économique conjointement conçu et financé entre les pays d’origine et les pays européens ou les agences internationales de développement.
Tout ce processus devra être négocié dans des travaux préparatoires et subséquents de conférences et réunions internationales. Il va de soi que ces accords devront également décider des budgets et des financements de telles opérations de réception et de tri lors de l’arrivée de ces migrants aux frontières quelles soient terrestres ou maritimes. La haute urgence de tenir ces réunions et ces conférences ne fait plus de doute car elles sont le seul moyen réaliste et nécessaire pour essayer de dépasser l’acuité de crise et résoudre sa récurrence.
Les pistes de réflexion et d’action proposées dans cet article ne sont ni révolutionnaires ni utopiques. Elles ont été largement analysées, conçues et quelquefois mises en œuvre par certains Etats et organisations internationales. Pour faire face à la dramatique crise actuelle, une coopération coordonnée et sincèrement soutenue par une volonté politique est nécessaire et urgente. Tous les Etats impliqués devront s’atteler à une telle tâche et éclairer leurs opinions publiques respectives sur cette nécessité et cette urgence.
* Avocat et ancien fonctionnaire de l’Onu.
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