Les paradoxes du secteur médiatique en Tunisie

Les récentes rencontres du président de la république Kaïs Saïed avec Awatef Dali, la directrice générale de l’Etablissement télévision tunisienne (ETT), Chokri Ben Nessir, le PDG de la Société nationale d’imprimerie, de presse et d’édition (Snipe La Presse), et Mohamed Hechmi Blouza, l’administrateur délégué de Dar Assabah, a créé une controverse concernant l’étendue de l’intervention du pouvoir exécutif dans le fonctionnement des médias publics, ainsi que sur le rôle de ces médias financés par les contribuables. 

Par Hssan Briki

Il y a comme un malentendu qui perdure du fait que les professionnels du secteur établissent une ligne de démarcation claire entre «média de service public» et «média gouvernemental», alors que les autorités publiques, ici représentées par le chef de l’Etat, ont tendance à les confondre.

Les médias de service public, bien que financés par l’Etat, sont destinés à servir l’intérêt public en fournissant des informations objectives et équilibrées, favorisant le débat démocratique et agissant en tant que sources fiables et indépendantes tels que la BBC, France télévision ou la RAI.

En revanche, les médias gouvernementaux, notamment les sites web ou autres moyens de communication directement contrôlés par le gouvernement en place, ont pour mission d’illustrer et de défendre les politiques gouvernementales, ce qui s’apparente à de la propagande officielle. 

Information ou propagande 

Depuis le 28 juillet 2021, date de la nomination de la nouvelle directrice de l’ETT, Awatef Dali, d’abord pour assurer l’intérim puis en tant que directrice générale de plein droit, une politique de soumission, d’obéissance et de loyauté envers l’autorité s’est instaurée au cœur de cette institution médiatique publique qui, avant cette date, respectait un minimum d’indépendante et d’impartialité.

Depuis cette date, l’activité du président de la république et ses discours avaient la prééminence au journal de 20h. Et les représentants de l’opposition n’avaient plus le droit de faire entendre leur différence : ils n’étaient plus invités à donner leur avis sur la situation dans le pays et leurs activités publiques rarement couvertes. Bref, on s’est peu à peu installé dans une ligne éditoriale rappelant celle qui était en vigueur sous les régimes dictatoriaux de Bourguiba et Ben Ali. La Télévision nationale devenait un instrument de propagande politique au profit du régime en place et même les programmes religieux étaient mis à contribution pour défendre les choix du gouvernement. Ce qui a poussé la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) à sonner l’alarme face à cette inquiétante dérive. Le syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a aussi dénoncé, à plusieurs reprise, l’abandon par la Télévision Tunisienne de son rôle de média public au service des citoyens contribuables pour devenir le porte-voix du régime en place.

Devant la succession des critiques exprimées par des observateurs politiques, des acteurs du secteur médiatique et des activistes de la société civile, y compris les syndicats, l’administration a tenté de désamorcer la crise en renonçant purement et simplement à la diffusion d’émissions politiques. Désormais, les téléspectateurs n’ont plus droit qu’à un journal télévisé respectant, tant bien que mal et pour sauver les apparences, les règles de l’objectivité et de l’impartialité, des émissions de variété souvent redondantes et ennuyeuses et des feuilletons rediffusés à satiété.

Dans ce processus, à la fois subi et assumé, l’ETT a complètement délaissé son rôle principal de reflet de la société et de porte-parole des citoyens, toutes tendances confondues et sans parti-pris, suite aux rappels à l’ordre du pouvoir en place, qui n’a d’ailleurs pas tardé à se manifester à travers la savonnade subie par Mme Dali. 

L’impossible réforme 

Il faut dire que la situation des médias publics en Tunisie n’a pas beaucoup évolué au cours de la dernière décennie, confrontés qu’ils étaient à des maux chroniques et des problèmes persistants. Malgré le remarquable élargissement de l’espace de liberté, de nombreuses tentatives de manipulation de la part des partis politiques qui se sont succédé au pouvoir ont été observées. Il y a eu des pressions directes, à l’instar la campagne d’intimidation «Ikbiss» (à traduire littéralement par tour d’écrou) lancée par le mouvement Ennahdha en 2012 pour tenter de soumettre les journalistes de la télévision nationale, sans parler des pressions morales exercées à travers les déclarations hostiles ou encore des nominations de directeurs proches des sphères du pouvoir. Il y a eu aussi des pressions financières, comme la privation de salaires pendant des mois.

Ces pressions étaient également exercées à l’encontre des autres médias publics, comme l’Agence Tunis Afrique Presse et la Snipe La Presse, ou des médias confisqués par l’Etat au lendemain de la révolution de 2011, notamment Shems FM et Dar Assabah.

En outre, l’absence délibérée de réformes structurelles, persistant depuis plus d’une décennie, a joué un rôle majeur dans le pourrissement délibéré de la situation.

Depuis la fin de la mission de l’Instance nationale de réforme de l’information et de la communication (Inric), créée en 2011, et qui mit en place le nouveau cadre réglementaire du secteur et contribué à la création de la plupart des médias audiovisuels privés meublant actuellement l’espace médiatique national, le secteur n’a pas cessé de marquer le pas, victime d’une évolution cahotante et parfois chaotique et des entraves que met l’administration publique sur son chemin. 

On doit à la vérité d’admettre que nous n’avons pas encore réussi à créer un média de service public digne de ce nom. Souvent, les médias financés par les contribuables sont considérés comme des médias gouvernementaux. Certains fonctionnent de manière pour ainsi dire hybride : alternant l’information objective et impartiale et la propagande officielle. Et c’est dans ce flou qui règne aujourd’hui dans le secteur que se nichent toutes les tentations, chaque partie, le gouvernement en tête, cherchant à mettre les médias, ainsi fragilisés, à leur service.

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