Un paradoxe tunisien : les réformes se suivent, l’éducation régresse !

Le déclin de l’éducation en Tunisie trouve ses racines dans une allocation budgétaire déséquilibrée, une gouvernance archaïque, des capacités institutionnelles limitées et une politisation rampante. Les problèmes et les solutions sont connus, à quoi servirait une nouvelle consultation nationale sur le secteur ?

Par Hssan Briki  

«La richesse humaine en Tunisie est la plus grande des richesses parce qu’elle ne tarit jamais et que notre jeunesse regorge de de compétences et il suffit de leur paver la route pour qu’ils excellent », a souligné le président de la république Kaïs Saïed, lundi 7 août 2023, lors d’une réunion à laquelle ont pris part 5 ministres, consacrée à la relance de la consultation nationale sur la réforme de l’éducation et de l’enseignement.

Le chef de l’Etat est revenu à cette question aujourd’hui, jeudi 10 août, lors de la célébration de la Journée du savoir, en affirmant que la situation actuelle de l’éducation n’est plus acceptable et qu’il n’est plus possible qu’elle se poursuive, ajoutant que des réformes douteuses ont été apportées à ce secteur depuis les années 1970, sans préciser les réformes en question, mais en affirmant que des considérations politiques les ont affectées, dans le but non pas d’améliorer le rendement de l’école mais d’orienter l’évolution de la société.  

Depuis l’indépendance, la Tunisie a ardemment poursuivi l’idéal de l’éducation pour tous et du renforcement du capital humain, en investissant substantiellement dans l’établissement d’écoles, de lycées et d’universités à travers tout le pays. Cet élan a porté ses fruits, hissant le taux d’alphabétisation à près de 81% en 2021, tout en établissant un système d’éducation gratuit et obligatoire pour tous, catalysant ainsi la croissance économique et ouvrant des portes d’opportunités aux citoyens en quête de mobilité sociale.

Néanmoins, malgré ces accomplissements quantitatifs indubitables, l’ascenseur social, autrefois en marche, montre des signes d’essoufflement ces dernières décennies, sans que des réformes utiles n’aient été mises en œuvre pour améliorer le rendement du système éducatif. Même si la Tunisie consacre en moyenne 6,5% de son PIB à l’éducation publique, dépassant les investissements de ses voisins comme le Maroc (5,4%) et les pays à revenus intermédiaires (4,5% du PIB), la qualité de l’éducation, qui s’était révélée satisfaisante au cours des trois premières décennies post-indépendance, a hélas subi une dégradation progressive par la suite. 

Un modèle quantitatif en perte de vitesse 

Le système éducatif tunisien connaît des problèmes majeurs. Avec un enseignement préscolaire toujours sous-développé, principalement dans des jardins d’enfants peu et mal encadrés, touchant moins de 45% des enfants de 5 ans en zones urbaines et quasiment absent dans les zones rurales et villes moyennes ou petites. Et une éducation primaire, presque universelle touchant 99,2% de la population concernée en 2017 et 85,5% en 2018, mais qui a sacrifié la qualité. Selon l’enquête Pisa 2015, la Tunisie se classe 65e sur 70 pays évalués pour ce qui est du niveau des élèves, avec une différence de 3 années d’études par rapport à la moyenne de l’OCDE.

Les performances en sciences sont faibles, 66% des élèves du secondaire au niveau le plus bas. En lecture, 72% sont au niveau 1, certains ne comprennent qu’une partie de textes simples. En mathématiques, plus de 70% ont un niveau inférieur à 1.

Le système éducatif est inefficace, 57% ont des performances insuffisantes dans les trois domaines. Au cycle secondaire, le taux net de scolarisation est de 56,1%, environ 110 000 enfants restent en dehors du système chaque année, et 100 000 risquent l’abandon selon l’Unicef.

De plus, les performances des élèves sont limitées qui se manifestent par les faibles taux de réussite au baccalauréat autour de 45%. 

Comment est-on arrivé là ? 

Le déclin de l’éducation en Tunisie trouve ses racines dans une gouvernance archaïque et des capacités institutionnelles limitées, ce qui se traduit par une allocation budgétaire déséquilibrée.

En effet, près de 97% du budget est alloué à la masse salariale, ne laissant que 3% pour les dépenses de développement et les infrastructures. Par conséquent, cela entraîne, par exemple, une pénurie d’eau dans 11% des écoles primaires. Et, en raison d’une formation lacunaire, environ 12% des enseignants du primaire et du secondaire ne satisfont pas aux critères minimums requis, mettant en lumière leur manque de qualification.

Ces problèmes sont exacerbés par des programmes obsolètes qui ne répondent pas aux besoins du marché du travail, contribuant ainsi au taux élevé de chômage qui dépasse 15% de la population active et plus de 40% des diplômés du supérieur. 

Les disparités régionales marquées, illustrées par des taux de réussite variant de 24% à Kasserine à 61% à Sfax en 2022, reflètent une iniquité persistante.

De plus, l’approche éducative à plusieurs vitesses et élitiste, privilégiant les écoles d’élite et les établissements privés, favorise les enfants issus de ménages relativement aisés. Ces familles peuvent se permettre de payer des cours particuliers, créant ainsi un écart de 35 points entre les élèves. Par ailleurs, le blocage du dialogue social dans le secteur éducatif entrave toujours les réformes nécessaires en raison de la résistance des puissants syndicats. 

Afin d’inverser cette tendance, la réforme doit avant tout adopter une approche non politicienne. Elle doit reposer sur une participation collective, capitalisant sur les efforts cumulés, en vue de garantir une modernisation stratégique englobant les programmes, les infrastructures, les systèmes d’évaluation, les horaires scolaires, l’amélioration de la qualification des enseignants et de leur statut social, entre autres facteurs déterminants.

Les réformes se suivent et se ressemblent

Un plan d’action transparent et précis devrait être élaboré pour guider une mise en œuvre cohérente de cette stratégie, en s’appuyant sur un engagement solide de toutes les parties prenantes. 

Le problème c’est que ce plan existe : il est le fruit de plusieurs consultations nationales déjà organisées sur la réforme de l’éducation. Les problèmes ont été bien identifiés et des solutions concrètes et réalisables figurent dans des rapports qui dorment dans les tiroirs des ministres et n’attendent qu’à être mises en œuvre. Pourquoi le président Saïed feint-il d’ignorer l’existence de toute cette littérature et s’entête-t-il à lancer une nouvelle consultation sur la réforme du secteur ?

La réponse est claire et elle est contenue dans son discours d’aujourd’hui : il veut mettre en œuvre «sa» propre réforme, conformément à son idéologie personnelle, conservatrice et nationaliste.

Espérons qu’une fois prête et imprimée dans un livre (blanc, bleu, rouge ou noir) distribué aux journalistes au cours d’une conférence de presse du ministre de l’Education… cette réforme n’ira pas dormir dans les tiroirs  comme toutes celles qui l’ont précédées.

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