L’économie expliquée à Kaïs Saïed en quatre leçons

Si la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d »un seul homme permettrait de sauver l’économie tunisienne d’un effondrement que tous les experts et agences de notation internationales prédisent pour le très court terme, on pourrait au moins dire «A quelque chose un malheur est bon». Encore faut-il que des décisions courageuses soient prises en urgence pour redresser l’économie nationale. (Illustration: Kaïs Saïed et Ahmed Hachani, un duo de novices en économie à la tête d’un Etat en crise).

Par Dr Sadok Zerelli *

Tous les observateurs, à l’exception des soutiens inconditionnels de Kaïs Saïed qui l’appuient quoiqu’il décide, sont surpris sinon déçus par la nomination d’Ahmed Hachani au poste de nouveau chef du gouvernement, un juriste comme lui sans aucune formation économique et dont le parcours professionnel se limite à la direction des ressources humaines et à la présidence de l’amicale des employés de la Banque centrale de Tunisie (BCT).

D’ailleurs Tunindex, l’indice des valeurs boursières, s’est affiché au rouge  dès le lendemain de cette nomination, reflétant ainsi le scepticisme sinon le pessimisme des milieux d’affaires suite à cette nomination. Encore s’il avait dirigé une direction technique au sein de la BCT telle que celle du  marché monétaire interbancaire ou celle du financement extérieur, on pourrait espérer que, même s’il n’avait pas une formation économique de base, il aurait été formé sur le tas et aurait appris à  maîtriser les mécanismes complexes de financement d’une économie et les instruments de politiques monétaires/réelles possibles pour réaliser la croissance économique et lutter contre l’inflation  et le chômage.

A la tête de l’Etat, deux novices en économie 

Les défis qui se posent au pays dans cette conjoncture extrêmement délicate, où l’économie selon tous les experts nationaux et internationaux est au bord de l’effondrement, étant avant tout d’ordre économique et social, tous les experts et les hommes politiques, y compris moi-même, s’attendaient  et espéraient même que le président Kaïs Saïed profite de ce changement à la tête du gouvernement pour nommer un excellent économiste ayant une expérience internationale prouvée (je pense à un profil tel que celui de Ferid Belhaj, vice-président de la Banque Mondiale pour l’Afrique du Nord et la région Mena), pour le conseiller sur la stratégie et la politique économique à suivre pour sortir l’économie de la grave impasse dans laquelle elle se trouve et lui épargner le passage humiliant pour notre souveraineté nationale, si chère à notre président, devant le Club de Paris.

Malheureusement, ce n’est pas le cas et il va falloir faire avec le choix du président et compter sur deux juristes, tous deux novices en économie, pour remettre l’économie de ce pays sur les rails de la croissance, absorber le chômage et améliorer le niveau de vie de la population et catégories sociales, objectifs ultimes de tout régime politique qu’il soit de gauche ou de droite et du centre, parlementaire ou présidentiel, islamique ou laïc, démocratique ou dictatorial, etc.

Force est de reconnaître que les défis d’ordre économique qui attendent le duo Saïed/Hachani sont immenses parce que, comme son nom de «science économique» l’indique, l’économie est une science et ne s’improvise pas économiste qui veut comme ne s’improvise pas juriste ou ingénieur qui veut. C’est même une science plus difficile à pratiquer que les sciences de l’ingénieur dans lesquelles  les lois de résistance des matériaux par exemple sont universelles et les mêmes causes produisent les mêmes effets.

En économie, c’est loin d’être le cas et une même cause peut produire des effets différents, voire inverses selon la sociologie, la psychologie sociale et même la religion dominante  dans le pays.

A titre d’exemple, tous les manuels d’économie expliquent que lorsque le prix d’un bien ou d’un service augmente, sa consommation diminue. Pourtant, l’inflation galopante qui caractérise l’économie tunisienne depuis plus de six ans et l’augmentation à sept reprises du taux directeur de la BCT et des taux d’intérêts bancaires qui en ont suivi, n’ont pas fait diminuer la consommation intérieure comme attendu : au contraire, tout se passe comme si les agents économiques n’ayant pas confiance dans le gouvernement pour réussir à maîtriser l’inflation, anticipent une inflation encore plus importante dans le futur et accélèrent leur consommation qui augmente à court terme de crainte d’une augmentation encore plus importante des prix (c’est ce que les économistes appellent «effet d’anticipation».

Un autre exemple plus parlant qui illustre qu’une même politique économique peut réussir dans un pays et pas dans un autre est le fait que la Banque centrale européenne (BCE) est en train de réussir à baisser l’inflation à niveaux de 5% à 6%, après des pics de 11% ou même 12% dans certains pays européens, grâce à une politique d’accroissement du taux directeur alors que la même politique appliquée depuis 2017 par la BCT, qui a augmenté son taux directeur à sept ou huit reprises, n’a fait qu’amplifier l’inflation chez nous qui a atteint 10,3% au mois de février 2023 et 9,6% au mois de juin.

L’«homo-économicus» aux abonnés absents 

Une autre difficulté intrinsèque à la théorie économique et qui rend difficile l’élaboration d’une politique économique pertinente par deux juristes, aussi compétents soient-ils dans leur domaine,  est que les enseignements de celle-ci sont basés sur l’existence d’un «homo-économicus», un être imaginaire qui est parfaitement informé et rationnel et qui cherche  toujours à maximiser son profit lorsqu’il s’agit d’un producteur ou son utilité marginale lorsqu’il s’agit d’un consommateur.

Or, un tel «homo-économicus» n’existe nulle part et encore moins en Tunisie où le citoyen moyen lit très peu, n’a pas ou a une très faible culture économique et financière et dont les comportements sont quelquefois loin de toute rationalité économique.

A titre d’exemple, au lieu de consommer en fonction de son niveau de revenu comme l’aurait fait un «homo-économicus», le Tunisien moyen a tendance à consommer en fonction du niveau de revenu de la classe sociale immédiatement supérieure à laquelle il aspire de s’identifier à travers les produis et services qu’il consomme, les habits qu’il porte, la voiture dans laquelle il roule, etc. C’est ce que les économistes appellent «effet de démonstration» très répandu en Tunisie alors qu’il l’est beaucoup moins dans d’autres pays où les consommateurs consomment en fonction de leurs besoins réels et sont moins sensibles au phénomène sociologique du «m’as-tu vu». Un tel phénomène diminue l’efficacité des mécanismes de transmission entre l’économie monétaire (décisions prises par la BCT) et l’économie réelle (niveau auxquels s’établissent les agrégats économiques).

Une troisième difficulté que nos deux dirigeants juristes de formation doivent affronter est qu’il n’y a pas une seule théorie économique dont il suffit d’appliquer les enseignements comme des recettes de cuisine, mais plusieurs écoles et courants de pensée économique dont il est nécessaire de maîtriser les tenants et les aboutissants et entre lesquels il faut savoir naviguer afin d’identifier laquelle est la plus adaptée aux caractéristiques de l’économie tunisienne et à la conjoncture particulière qu’elle traverse.

Ainsi, il faut qu’ils sachent qu’il y a pas moins de quatre grandes écoles de pensée économique ayant chacune ses hypothèses de base, ses raisonnements et modèles, ses adeptes et ses détracteurs parmi les économistes eux-mêmes : les néo-classiques, les keynésiens, les monétaristes et les néolibéraux. Ces derniers, qui sont des adeptes du retour à la théorie classique originelle de la «main invisible» d’Adam Smith, dominent actuellement la pensée économique a travers les postes clefs qu’ils occupent dans les institutions internationales telles que la Banque Mondiale et le FMI. Cette domination date du début des années 1980, quand l’acteur de cinéma Ronald Reagan s’est fait élire président des USA en même temps que Margaret Thatcher première ministre de la Grande-Bretagne, deux dirigeants conservateurs et ignorants de la chose économique, ont nommé des conseillers appartenant à la nouvelle tendance néolibérale qui sont à l’origine du phénomène de mondialisation qui régit depuis les relations économiques internationales. 

Eviter le défaut de paiement

Compte tenu de la complexité et de la difficulté de la tâche qui attend notre président et son nouveau chef du gouvernement et des enjeux de leurs décisions ou pire, absence de décisions, pour l’avenir immédiat de l’économie de notre pays et de sa jeunesse, les élites intellectuelles de ce pays et plus particulièrement les économistes d’entre eux, dont moi-même, ont un rôle à jouer même s’ils n’assument aucun poste de responsabilité dans le gouvernement et n’aspirent pas à en assumer. C’est justement l’objectif de cet article qui ne vise pas à donner des leçons au sens scolaire du terme à notre président ou son chef de gouvernement, mais à leur expliquer et à vulgariser un certain nombre de fondamentaux de l’économie qui pourraient  les aider, du moins je l’espère, à élaborer un plan d’action à court terme pour sortir l’économie nationale de l’impasse où elle se trouve et lui éviter le défaut de paiement qui la menace :  

Leçon n°1 : la somme des ressources (production intérieure + importations) est égale à la somme des emplois (consommation privée ou publique + investissement + exportations).

Il ne s’agit pas d’une loi économique mais d’une règle de comptabilité nationale qui se vérifie en tout temps et dans tout pays et qui se trouve à la base de la macroéconomie. En fait, c’est la transposition du principe physique de Lavoisier («Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme») au domaine économique, dans le sens où si un produit ou un service donné a fait l’objet d’une consommation finale ou d’un investissement ou d’une exportation, c’est qu’il a été produit à un moment donné par quelqu’un à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières.

L’intérêt du rappel de cette règle de comptabilité nationale élémentaire est qu’elle permet de comprendre les mécanismes de transmission de la variation d’un agrégat économique aux autres et les déséquilibres structurels qui en résultent. 

Leçon n° 2 : l’équilibre sur le marché des biens et services (équilibre réel) est tel que l’investissement est égal à l’épargne.

Cette égalité entre l’investissement et l’épargne est la résultante du modèle néoclassique d’équilibre général de Walras. Mathématiquement, on démontre qu’elle peut s’établir à un niveau d’équilibre qui correspond au plein emploi des capacités de production (taux de croissance économique élevés et taux de chômage faibles) comme elle peut s’établir à un niveau d’équilibre de sous-emploi des capacités de production (taux de croissance économique faibles et taux de chômage réel ou déguisé élevés), comme c’est malheureusement le cas en Tunisie depuis plusieurs années.

Toute la problématique économique et tous les défis que doivent affronter les responsables politiques d’un pays, quelle que soit la nature du régime, parlementaire ou présidentiel, démocratique ou pas, est d’identifier quelle politique économique réelle, ou monétaire ou une combinaison des deux (policy mix) et quels instruments et quelles décisions prendre pour passer d’un niveau d’équilibre entre l’épargne et l’investissement (y compris les investissements directs étrangers, IDE), qui correspond à un sous-emploi des capacités de production à cette même égalité mais qui correspond au plein emploi de ces capacités de production, y compris des ressources humaines.

Sur cette question fondamentale, tous les économistes sont d’accord: seul l’accroissement de l’épargne nationale permet l’accroissement des investissements et d’atteindre un niveau d’équilibre macréconomique égal sinon proche de plein emploi.

Les Chinois, qui sont les champions du monde en matière d’épargne et dont le taux d’épargne atteint 34% du PIB, l’ont bien compris depuis longtemps et sont devenus la 2e économie du monde grâce à leur sens ancestral de l’épargne.

Il en est de même du Japon et de la Corée du Sud où le taux national d’épargne est de même ordre  et qui leur a permis de passer en 50 ans d’économies ruinées par la deuxième guerre mondiale ou la guerre de Corée à des économies parmi les plus prospères du monde.

En Tunisie, le taux d’épargne national est passé de 27% en 2010 à 6% en 2022, expliquant à lui tout seul la récession économique et l’accroissement du chômage qu’on observe depuis 2011, avant ou après le 25 juillet 2021.

Cette diminution de l’épargne s’explique par des facteurs sociologiques et économiques conjoncturels mais aussi et surtout par le fait que le taux réel de rémunération de l’épargne (taux de rémunération nominal moins le taux d’inflation) est négatif depuis des années sans que personne, ni au niveau de la BCT (qui a la responsabilité de fixer par circulaire le taux nominal de rémunération des comptes d’épargne), ni au gouvernement, n’attire l’attention sur ce grave dysfonctionnement  de l’économie tunisienne qui est à la base de tous les maux et déséquilibres dont elle souffre.

Aujourd’hui encore, avec un taux d’épargne de 7% et un taux d’inflation de 9,6% au mois de juillet 2022, le taux réel de rémunération de l’épargne demeure négatif (-2,6%). Le Tunisien moyen, même s’il n’a pas une grande culture économique et financière, est suffisamment intelligent pour comprendre qu’avec un taux réel de rémunération de l’épargne négatif, il n’a aucun intérêt à épargner et qu’au contraire, il a intérêt à accélérer sa consommation avant que les prix n’augmentent davantage.

Leçon n°3 : l’équilibre monétaire est tel que l’offre de monnaie par le système bancaire est égale à la demande de monnaie des agents économiques.

Comme pour le marché des biens et services, l’égalité entre l’offre et la demande de monnaie peut s’établir à un niveau qui correspond au plein emploi des capacités de production sans chômage ou, au contraire, de sous-emploi de ces capacités de production avec chômage.

La aussi, tout l’art de gérer une banque centrale consiste à veiller à ce qu’il y ait tous les jours assez de liquidités pour satisfaire les besoins de transaction des agents économiques et en même temps pas trop pour ne pas créer des pressions inflationnistes. Pour cela, une banque centrale dispose d’une panoplie d’instruments. L’observation de la politique monétaire suivie par la BCT depuis qu’elle a acquis son indépendance de décision en 2016 montre clairement qu’elle privilégie le recours à l’instrument du taux directeur qu’elle a augmenté à sept ou huit reprises pour l’amener jusqu’à 8% aujourd’hui.

Malheureusement cette politique monétaire n’a pas réussi en raison entre autres du fait que seuls 34% des Tunisiens détiennent un compte bancaire, affaiblissant ainsi les mécanismes de transmission entre l’économie monétaire et l’économie réelle, et de l’importance de l’économie souterraine qui représente selon plusieurs sources environ 54% de l’économie nationale où l’accroissement du nombre et du volume des transactions payées en liquides engendre un accroissement de la vitesse de circulation de la monnaie qui n’est pas constante comme le suppose l’équation de Cambridge qui se trouve à la base de la politique de type monétariste appliquée par les dirigeants de la BCT (voir plusieurs articles publiés par l’auteur à ce sujet dans Kapitalis).

Leçon n° 4 : La dichotomie entre inflation et chômage.

Il existeune relation à long terme entre l’inflation et le chômage illustrée par la courbe de Philips. En effet, lorsqu’un pays enregistre une forte inflation par rapport à celle enregistrée dans les pays partenaires de son commerce extérieur, cela n’engendre pas seulement une baisse du pouvoir d’achat et une détérioration du niveau de vie de sa population, mais aussi un déficit plus grand de sa balance commerciale, donc toutes choses égales par ailleurs, une dépréciation du taux de change de sa monnaie qui alimente à son tour une inflation importée plus importante, qui réduit la compétitivité des entreprises nationales, qui finiront par fermer leurs portes mettant en chômage leurs employés et transformant l’économie de ce pays en un vaste marché de consommation pour les producteurs des autres pays.

Cette dichotomie entre l’inflation et le chômage est à la base même du débat entre les économistes appartenant à des écoles de pensée différentes: la politique économique d’un gouvernement doit-elle viser en premier lieu la lutte contre l’inflation quitte à accepter un niveau de chômage élevé ou au contraire privilégier la lutte contre le chômage et accepter un niveau d’inflation élevé?

La réponse des économistes varie selon l’école de pensée à laquelle ils appartiennent ou adhèrent : ceux de «l’école de Chicago» avec Milton Friedman comme chef de file, placent la lutte contre l’inflation très loin devant tous les autres objectifs de politique économique et préconisent même le recours à des instruments exclusivement monétaires pour diriger une économie et essayer d’atteindre le plein emploi (d’où leur nom d’économistes monétaristes), ceux de l’école keynésienne placent les objectifs de croissance économique et de lutte contre le chômage loin devant celui de la lutte contre l’inflation qu’ils considèrent comme un mal nécessaire contre lequel on peut lutter par d’autres moyens notamment fiscaux.

Quant aux économistes néo-classiques, menés par Walras et suivis par les néolibéraux, ils ont résolu ce dilemme en proposant un modèle d’équilibre général qui démontre d’une façon mathématique que le libre fonctionnement des mécanismes du marché finira à long terme par conduire l’économie au plein emploi sans chômage et à la stabilité des prix qui s’établiront à un niveau tel que la rémunération d’un facteur de production (capital ou travail) est égale à sa productivité marginale. Ce à quoi Keynes a répondu par une boutade célèbre «A long terme on est tous morts» dans le sens où même si les néo-classiques ont raison, personne ne sera là pour le vérifier!

Leçons à tirer pour la Tunisie

La principale conclusion qui se dégage de ce survol rapide des fondements et des enseignements de la théorie économique, avec ses différentes écoles de pensée, est que la récession qui caractérise l’économie tunisienne depuis 2011 (-1,8% par an entre 2011 et 2021, +2,2% en 2022 et +1,23% attendu en 2023 selon la Banque Mondiale) accompagnée d’un accroissement massif du chômage qui a atteint, officiellement et selon les dernières estimations de l’INS, 18,6% de la population active (sans tenir compte du chômage déguisé, c’est-à-dire celui des ouvriers journaliers qui sont légions dans notre pays et qui travaillent quelques jours par mois ou quelques mois par an et qui sont considérés par la méthodologie de calcul de l’INS comme ayant un emploi), est due à trois facteurs qui se conjuguent pour tirer l’économie nationale vers le bas : (i) un niveau d’épargne nationale faible; (ii) une politique monétaire restrictive; (iii) une priorité accordée à la lutte contre l’inflation plutôt que contre le chômage, dictée par les  économistes néolibéraux du FMI.

A partir de ce diagnostic, il n’est pas difficile même pour deux juristes n’ayant pas une formation ou une expérience économique particulière, tels que notre président et son nouveau chef de gouvernement, d’élaborer les grands axes d’une politique économique susceptible de remettre l’économie nationale sur le chemin de la croissance, de la création des richesses et de la résorption du chômage, ces trois axes devant être de : (i) encourager l’épargne nationale; (ii) appliquer une politique monétaire expansive; (iii) donner la priorité à la lutte contre le chômage plutôt que contre l’inflation.

Les cinq propositions de mesures économiques précises et chiffrées suivantes vont dans ce sens. Elles sont élaborées en considérant que, tout comme seul un électrochoc pourrait sauver un malade dont le cœur s’est presque arrêté de battre, seul un programme choc et des mesures très fortes pourraient remettre en marche le moteur de croissance de l’économie tunisienne qui s’est presque arrêté de fonctionner.

Mesure A : augmentation de 200 points du taux de rémunération de l’épargne pour le faire passer de 7% actuellement à 9%.

Tant que le problème de la faiblesse de l’épargne en Tunisie n’est pas radicalement résolu, aucun gouvernement, aucun régime politique et aucun président de la république, ni Kaïs Saïed ni un autre, ne pourra remettre l’économie de ce pays sur les rails de la croissance et de la création d’emplois. A noter que cette mesure permettra de faire d’une pierre deux coups : relancer les investissements et créer davantage de richesses à distribuer mais aussi réduire la pression inflationniste de la demande intérieure, résultat que la politique de type monétariste de la BCT n’a pas réussi à atteindre.

Compte tenu d’un objectif réaliste d’un taux d’inflation prévisionnel de l’ordre de 5 ou 6% par an, un taux nominal de rémunération de l’épargne de 9% aboutira à un taux réel de 3% à 4%, soit un taux suffisamment important et alléchant pour inciter les ménages à «se serrer la ceinture» en vue d’épargner davantage et gagner en termes de pouvoir d’achat.

Il est fortement recommandé que cette mesure soit  renforcée par une exonération du paiement de l’impôt sur les revenus de l’épargne.

Une remarque importante doit être faite à ce sujet : il est clair que l’augmentation du taux nominal de rémunération de l’épargne, de sorte que le taux réel soit positif, réduira la marge bénéficiaire des banques commerciales, égale par définition à la différence entre les taux d’intérêts débiteurs qu’elles appliquent sur les crédits qu’elles accordent à leurs clients (égaux au TMM qui est lui même lié au taux directeur de la BCT + 4% à 5% de marge bénéficiaire selon « la tête du client ») et le taux moyen de rémunération des dépôts qu’elles reçoivent du public, ce qui explique probablement pourquoi une telle mesure qui ne sert pas l’intérêt des banques n’a jamais été prise par la BCT. De sorte que la hausse du taux nominal de rémunération de l’épargne à 9% et la baisse consécutive du taux directeur de la BCT pour le ramener à 5% au lieu de 8% actuellement (voir mesure suivante), aboutissent en fin de compte et sur la base d’un taux moyen de rémunération des dépôts bancaires de l’ordre de 3% à 4% (y compris les dépôts à vue qui ne sont pas rémunérés du tout par les banques, alors qu’ils constituent l’essentiel de leurs ressources) à des taux d’intérêts débiteurs appliqués par les banques à leurs clients de l’ordre 8% à 9% (au lieu de 12% à 13% actuellement), soient des taux d’intérêt plus en rapport avec la capacité réelle d’endettement des ménages et opérateurs économiques, tout en préservant une marge bénéficiaire des banques commerciales de l’ordre de 4% à 5 %.

Mesure B : baisser le taux directeur de la BCT de 300 points, pour le faire passer de 8% actuellement à 5%.

C’est une mesure de politique monétaire complémentaire à la mesure précédente car il ne servira à rien d’épargner davantage si cette épargne n’est pas canalisée par le système bancaire vers l’investissement.

Il est un fait indiscutable qu’un taux d’intérêt élevé comme celui en vigueur actuellement (8%) crée un «effet d’éviction» sur les investissements et contribue à ralentir la croissance économique et aggraver le chômage. Inversement, un taux directeur et des taux d’intérêt appliqués par les banques plus faibles encourageront l’investissement, particulièrement dans des secteurs clefs tels que l’agriculture ou le BTP, fort créateurs d’emplois.

Cette mesure permettra aussi de faire d’une pierre deux  coups: relancer la croissance économique et résorber le chômage en même temps que réduire les coûts de financement supportés par les entreprises qui sont une des causes de l’inflation et fera donc baisser celle-ci.

Mesure C : augmenter de 300 points le taux de réserve obligatoire imposé par la BCT aux banques commerciales.

On démontre mathématiquement (suite algébrique convergente) que la capacité de création monétaire des banques commerciales est inversement proportionnelle au taux de réserves obligatoires fixé par circulaire de la banque centrale.

Certes, une telle mesure réduira considérablement le chiffre d’affaires des banques et donc leur capacité à réaliser des profits et à distribuer des dividendes à leurs actionnaires, mais c’est là qu’intervient le courage de l’homme politique pour imposer aux banques d’être au service de l’économie nationale avant d’être au service de quelques lobbies qui se sont déjà largement enrichis, surtout depuis la promulgation de la loi de 2016 qui impose à l’Etat (le trésor public) pour financer son déficit budgétaire d’émettre des BTC ou des BTA à de forts taux de rémunération que les banques souscrivent et s’empressent de céder sur le marché monétaire à la banque centrale pour se refinancer, empochant au passage des millions de dinars sans bouger le petit doigt et sans prendre aucun risque.

Prendre aux riches pour donner aux pauvres

Mesure D : créer par décret-loi un Fonds de solidarité sociale (FSS).

La création de ce fonds vise trois objectifs : (i) matérialiser la vision du président en matière de solidarité sociale; (ii) décharger le budget général de l’Etat du financement de la caisse de compensation qui pèse très sourd sur le déficit budgétaire en finançant directement les subventions pour les produits alimentaires de base et énergétiques selon le principe bien connu et accepté dans les pays les plus civilisés consistant à «prendre aux riches pour donner aux pauvres»; (iii) faciliter la conclusion d’un accord avec le FMI qui pose comme condition pour accorder son crédit de 1,9 M$ dont le pays a si besoin la suppression de ces subventions du budget de l’Etat, sans y renoncer réellement pour préserver la paix sociale.

Le financement de ce fonds peut venir de plusieurs sources dont la première devrait être une taxe sur les surprofits des banques réalisés grâce ou à cause des multiples décisions de la BCT d’augmenter son  taux directeur.

Dans ce domaine, il faut noter que selon l’agence de notation internationale Fitch Ratings, le rendement annualisé des capitaux propres moyens de l’ensemble du  secteur bancaire tunisien (banques publiques et privées confondues) a bondi à 16% durant le 1er semestre de l’année 2022 (contre 10% en 2021).

Il faut noter aussi que Giorgia Meloni, la néo-fasciste et néanmoins sympathique (il faut bien le reconnaître, compte tenu des efforts qu’elle ne cesse de déployer pour défendre  le dossier tunisien auprès du FMI et convaincre ses collègues de l’Union européenne de venir en aide à notre pays) présidente du Conseil des ministres italien, a déclaré la semaine  dernière assumer «l’entière responsabilité» de la décision de son  gouvernement ultraconservateur de prélever une taxe de 40% sur les «surprofits» des banques générés par la hausse des taux d’intérêt pratiquée par la Banque centrale européenne (BCE).

Même le président américain Joe Biden, pourtant élu grâce en partie au soutien de l’industrie pétrolière américaine, n’a pas hésité à taxer fortement les surprofits estimés à 100 milliards de $ qu’elle a réalisés à cause de la flambée des cours du pétrole et du gaz consécutive à la guerre d’Ukraine.

Ces exemples montrent que les vrais leaders ont le courage politique de prendre l’argent là où il se trouve, même quand c’est chez leurs soutiens et ceux qui les ont porté au pouvoir. D’autres sources de financement du FSS peuvent provenir de nouveaux impôts et taxes à instaurer sur les capitaux oisifs, c’est-à-dire exclusivement ceux qui ne sont pas injectés dans le circuit économique et qui servent pour des motifs de spéculation, et qui nécessite aussi du courage politique peut s’attaquer au grand capital et aux lobbies.

Il s’agit  de : (i) un impôt sur les plus values immobilières ou boursières; (ii) un impôt sur la fortune; et (iii) une taxe de succession en cas d’héritage.

L’idée de base est toujours «prendre aux riches pour donner aux pauvres» mais sans augmenter pour autant la pression fiscale sur les entreprises qui produisent et les hommes d’affaires qui ont investi et injecté leurs capitaux dans le circuit de la production.

Une autre source de financement possible du FSS pourrait être la récupération des fonds «spoliés» après ou même avant 2011, au cas où l’Etat y parviendra, bien que l’espoir dans ce domaine est plutôt mince, compte tenu des techniques juridiques et financières extrêmement sophistiquées de création de sociétés-écrans et de la législation du secret bancaire dans les pays «paradis-fiscaux» où ces fonds sont planqués.

Mesure E : imposition de contrats-programmes à toutes les entreprises publiques structurellement déficitaires.

Indépendamment des négociations avec le FMI qui fait de la restructuration des entreprises publiques déficitaires une des conditions pour l’octroi de son prêt, il est un fait que l’Etat (donc les contribuables) a dû payer 12,4 milliards de dinars, soit 9,3% du PIB, à 117 entreprises publiques déficitaires, dont la plupart ne sont même plus capables de payer leurs propres salariés et qui ont enregistré des pertes cumulées plusieurs fois supérieures à leur capital social, de sorte que du point strict du droit commercial, elles sont en faillite et n’ont plus d’existence légale.

A titre d’exemple, le bilan de la Société tunisienne du sucre (STS) pour l’exercice 2019, publié seulement en juin 2023, a dégagé un résultat comptable négatif de moins 3,963.988 MDT, dépassant ainsi le capital de 3,4 MDT de l’entreprise, ce qui n’a pas empêché, bien entendu, l’AGO de donner quitus à tous les membres du conseil d’administration et même leur accorder une rémunération de 3.000 DT brut par an et par personne !

La situation de ces entreprises publiques qui s’aggrave d’année en année ne peut plus durer et des solutions radicales doivent être trouvées. A partir du moment où l’UGTT et le président lui-même refusent, pour des raisons idéologiques, qu’on peut partager ou pas, leur cession au secteur privé ou l’ouverture même partielle de leurs capitaux au secteur privé, y compris sous forme de partenariat-public-privé (PPP), formule qui a pourtant fait ses preuves de succès dans plusieurs pays, il ne reste plus que la formule où elles restent entièrement publiques mais soumises à des contrats-programmes quinquennaux qui leur fixent les contraintes de service public auxquelles elles sont assujetties et les objectifs qu’elles doivent atteindre en matière d’accroissement de la production et de la productivité, en contrepartie des subventions d’équilibre et d’investissement annuelles que l’Etat s’engage à leur verser. Pour mieux assurer le succès de la mise en œuvre de ces contrats programmes, il est fortement recommandé de limiter par une loi le mandat d’un PDG d’une entreprise publique (ou d’une banque publique) à un seul mandat de cinq ans non renouvelable, à la fin duquel un audit externe doit être mené pour évaluer la plus ou moins bonne gestion du PDG et le degré de réalisation des objectifs fixés dans ces contrats-programmes.

Cette réforme de fond de la gouvernance des entreprises est urgente à introduire, que le FMI en fasse une condition pour l’accord de son prêt ou pas, dans la mesure où la qualité des services publics fournis par ces entreprises ne cesse de se dégrader d’une année à l’autre avec des coupures d’électricité, d’eau, des grèves dans les transports publics, etc., qui mettent en péril l’ensemble de l’appareil productif.

A quelque chose un malheur est bon

La conclusion finale à tirer de cet article ne peut pas ignorer la dimension politique de toute réforme économique car le politique et l’économique sont indissociables. Dans ce domaine, on ne peut pas ne pas tenir compte de la nouvelle constitution de 2022 et du décret n° 117 qui attribuent tous les pouvoirs, y compris le pouvoir de légiférer par décret-loi dans tous les domaines, au seul président de la république.

Certes, un tel régime hyper présidentiel constitue une régression de la démocratie chèrement acquise après la révolution de 2011, mais il faut bien reconnaître aussi qu’un régime hyper présidentiel, s’il est bien conseillé, peut faciliter le processus de décision et l’adoption des mesures de politique économiques nécessaires pour améliorer le progrès économique et social.

A ce sujet, plusieurs exemples dans le monde montrent que la dictature et le progrès économique ne sont pas forcement antagonistes. A titre d’exemple, je citerais le cas du Rwanda, pays enclavé avec moins de ressources et une population plus faible que celle de la Tunisie, gouverné sans partage par Paul Kagamé depuis 1995, qui arrive quand même à réaliser des taux de croissance de l’ordre de 6% ou 7% par an, où toutes les rues sont propres et même les stations de bus sont connectées au Wifi. Même, le pire des dictateurs, Hitler, a su réaliser des miracles économiques après sa prise du pouvoir en 1933 en absorbant en quelques années les millions de chômeurs hérités de la crise de 1929 (en appliquant une politique strictement keynésienne, alors que Keynes est un économiste anglais!).

Aussi, on peut espérer que grâce à la concentration de tous les pouvoirs qu’il s’est donné, le président Kaïs Saïed  décide de supprimer par un simple décret-loi la loi de 2016 qui accorde l’indépendance de décision à la BCT, convoquer son gouverneur pour lui donner pour instruction d’émettre trois circulaires en vue de baisser significativement le taux directeur, augmenter celui de l’épargne et celui des réserves obligatoires. Il pourrait également créer par un simple décret-loi un FSS et lui fixer ses attributions, modalités de fonctionnement et ses sources de financement basées sur de nouvelles taxes à instaurer sur les surprofits des banques, les plus-values immobilières et boursières et un impôt sur la succession.

Contrairement aux bruits que font courir certains, ces nouveaux impôts et taxes n’augmenteront pas la pression fiscale sur les entreprises et ne réduiront donc pas leur compétitivité. De même, il pourrait demander à son nouveau chef de gouvernement de veiller à l’élaboration par chaque département ministériel de contrats-programmes quinquennaux qui fixent les obligations de service public et les objectifs de production et d’investissement à atteindre par chaque entreprise publique sous tutelle en contrepartie des subventions annuelles et fixées à l’avance que l’Etat leur attribuera 

C’est une tâche quand même infiniment plus importante pour l’économie de ce pays et l’avenir de sa jeunesse, que de le charger comme il vient de le faire de préparer en priorité un décret-loi pour purger l’administrations tunisienne des quelques milliers de cadres qui s’y sont infiltrés depuis 2011 grâce à de faux diplômes ou de l’appui de certains partis politiques, et dont le renvoi ne donnera pas à manger à ceux qui ont faim dans nos compagnes et même dans les périphéries de nos villes et qui ne ferait qu’aggraver le chômage. Si le pouvoir d’un seul homme pourrait servir à sauver notre économie d’un effondrement que tous les experts et agences de notation internationales prédisent pour le très court terme, on pourrait au moins dire «A quelque chose un malheur est bon». Dans le cas contraire, il ne nous restera plus que  de prier tous les jours, matin, midi et soir, pour que Dieu sauve ce pays !

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