Tunisie : lutte contre la corruption ou chasse aux sorcières ?

Tel un corps malade, un pays comme la Tunisie, qui traverse la plus grave crise financière de son histoire contemporaine et dont la population fait face aux pénuries de toutes sortes, ne peut pas se permettre de confondre lutte contre la corruption et chasse aux sorcières, au risque de se priver de son seul bras encore opérationnel, son secteur privé, son secteur public étant quasiment à genoux.

Par Ridha Kéfi  

On n’a pu officiellement confirmer l’interdiction de voyage de l’homme d’affaires Marouane Mabrouk, information largement relayée sur les réseaux sociaux. Mais au-delà de la personne et du poids de la famille Mabrouk dans l’économie tunisienne, il y a comme un climat de chasse aux sorcières qui alourdit l’atmosphère générale en Tunisie et contribue à l’aggravation de la crise.

On sait que Marouane Mabrouk est l’un des trois dirigeants, avec ses deux frères Mohamed Ali et Ismaïl, de l’un des groupes privés les plus importants en Tunisie, actif dans l’agroalimentaire, la grande distribution, la banque et l’assurance, créé il y a plus d’un demi-siècle par leur père Ali Mabrouk.

Le groupe Mabrouk emploie des dizaines de milliers de salariés et il a été, sous le règne de Bourguiba et Ben Ali, assez proche du régime, ce qui est d’ailleurs le cas de la plupart sinon de tous les grands groupes économiques, obligés de maintenir de bonnes relations avec une administration publique omniprésente et impotente.

Une crise de confiance

Sous Ben Ali, le groupe Mabrouk a bénéficié d’une licence pour exploiter un réseau de télécommunications en partenariat avec le groupe français Orange. Le fait que le mariage de Marouane Mabrouk avec Syrine Ben Ali ait été pour beaucoup dans l’obtention de ce qui est considéré comme un «privilège» est indiscutable, même si le poids économique et financier du groupe suffit à lui seul à justifier une telle décision.  

Au lendemain de la chute de Ben Ali, le nom de Marouane Mabrouk a tout naturellement été inscrit sur la liste des personnes appartenant au clan Ben Ali et dont les biens à l’étranger ont été provisoirement gelés. Des procédures judiciaires ont aussi été lancées pour confisquer ses parts dans la société Orange. La radio Shems FM, appartenant à son épouse, a également été confisquée, et on ne peut pas dire que ce deux entreprises se portent mieux depuis ou qu’elles sont aujourd’hui mieux gérées qu’elles l’étaient hier. Mais là n’est pas notre propos, le problème étant, au-delà de la personne de Marouane Mabrouk, le climat malsain qui est en train de s’installer et qui risque d’aggraver la crise de confiance qui bloque tout dans le pays, paralyse l’investissement, intérieur et extérieur, et creuse les déficits publics.

Que la justice, qui ne s’est jamais aussi mal portée qu’elle l’est aujourd’hui, puisse faire son travail pour dénouer les dossiers dont elle a la charge, y compris ceux impliquant tel ou tel opérateur économique, cela ne souffre aucune discussion, car personne n’est au-dessus de la loi et ceux qui ont bénéficié hier de passe-droit doivent aujourd’hui rendre des comptes. Et rembourser, le cas échéant, les biens mal acquis. Mais ce qui choque le plus ce sont les intox, les rumeurs et les désinformations qui pullulent dans les réseaux sociaux et qui s’en prennent, sans distinction, à tous les hommes d’affaires, même les plus méritants, qui ont construit leur fortune à la sueur de leur front, pierre par pierre, et contribué au développement de l’économie nationale, à la création d’emploi et au renflouement des caisses de l’Etat par le paiement de leurs contributions fiscales.

Justice et agitation populiste   

Il y a un principe sacro-saint de la justice qui est complètement dévoyé en Tunisie : un prévenu, quel qu’il soit, même un assassin pris en flagrant délit, est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Et ce principe doit bénéficier à tout citoyen quel que soit sa position dans la hiérarchie sociale. Et à fortiori à Marouane Mabrouk, qui ne s’est jamais dérobé à la justice et a toujours répondu présent à chaque fois qu’il a été convoqué. Ce qui est aussi déplorable, c’est qu’au-delà de sa personne, c’est tout le secteur privé en Tunisie, principal moteur de la création des richesses dans le pays – le secteur public étant quasiment à genoux –, qui est pris à partie par une poignée d’agitateurs.

Ces derniers, qui se réclament tapageusement du projet politique du président Kaïs Saïed, fondé sur le nécessaire assainissement du pays, se sont érigés en Zorro de la lutte contre la corruption, s’attaquant aux opérateurs économiques et colportant à leur propos les rumeurs les plus folles.

Tel un corps malade ou handicapé, un pays qui traverse la plus grave crise financière de son histoire et dont la population fait face aux pénuries de toutes sortes, ne peut se permettre de se priver de son seul bras encore opérationnel : son secteur privé.

A bon entendeur…  

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