Tunisie : les batailles perdues à l’avance de Kaïs Saïed 

La stratégie du président Kaïs Saïed qui transparaît de ses monologues repose essentiellement sur un certain nombre de batailles qu’il veut livrer pour tenir les engagements qu’il a pris vis-à-vis de ses électeurs et améliorer les conditions de vie de la population, en particulier celles des couches les plus défavorisées. L’objet de cet article est de montrer le caractère idéaliste sinon utopique cette stratégie et d’expliquer, le plus clairement et le plus objectivement possible, pourquoi les batailles qu’il veut livrer sont, de l’avis d’un humble économiste, perdues à l’avance. 

Par Dr Sadok Zerelli *

Comme tout citoyen tunisien (du moins un certain nombre d’entre eux), je suis l’actualité politique, économique et sociale dans mon pays. En particulier, j’écoute non pas les discours du président Kaïs Saïed puisque son auditoire se limite à autrefois une et maintenant un chef de gouvernement qui ne font, l’une et l’autre, qu’opiner de la tête, mais plutôt ses monologues diffusés sur la première chaîne nationale ou dans les médias. 

Comme tout citoyen tunisien, j’essaie de déchiffrer ces monologues, d’y déceler une logique s’il y en a une et la vision de notre président sur l’avenir de ce pays dont il a pris la responsabilité, devant Dieu et les générations futures, de diriger seul. 

Au niveau de la forme de ces monologues, je relève un ton professoral qui me rappelle mes années d’étudiant à l’université où certains enseignants (heureusement peu nombreux) débitent leurs cours sur un ton monotone que les étudiants doivent noter mot à mot sans discuter et surtout sans chercher à comprendre et encore moins à contester.  

Aversion des chiffres

J’y relève aussi l’aversion de notre président pour les chiffres qu’il ne cite presque jamais pour argumenter son raisonnement et convaincre les auditeurs. Quand il lui est arrivé d’en citer quelques uns, il a quelquefois confondu entre millions et milliards de dinars ou indiqué des montants astronomiques et manifestement irréalistes.

Ainsi, je n’ai jamais entendu notre président évoquer des taux de croissance économique ou d’inflation ou de chômage ou des montants d’investissement ou de déficit budgétaire ou de dette extérieure, etc.

Personnellement, je mets cette aversion des chiffres sur le dos de la discipline qu’il a enseignée durant toute sa carrière universitaire, le droit constitutionnel, qui est une matière qu’on peut apprendre de A à Z et y faire les recherches les plus approfondies sans avoir besoin à aucun moment de manipuler aucun chiffre, à part des dates ou des numéros d’articles de telle ou telle constitution.

Cette aversion des chiffres est compréhensible vue la formation juridique de notre président, mais frustrante pour les auditeurs, surtout pour ceux de formation économique comme moi-même, qui ne comprennent que le langage des chiffres et des agrégats, seuls indicateurs objectifs pour refléter fidèlement la réalité économique et sociale dans un pays. 

Sur le plan des thèmes qu’il développe dans ses monologues, je relève, ainsi que certainement tous les Tunisiens qui l’écoutent, qu’il s’agit des mêmes messages et des mêmes slogans qu’il répète en boucle depuis qu’il est devenu président de la république et quelques fois même depuis 2012, quand il a commencé à apparaître à la télé comme expert juridique pour commenter l’actualité politique de l’époque. J’en cite quelques uns à titre illustratif et non exhaustif : «il y a des traîtres et ennemis du peuple qui veulent semer le chaos», «des corrompus qui veulent affamer le peuple», «la Tunisie n’est pas à vendre», «le peuple sait ce qu’il veut», etc. 

Populisme, idéalisme, imprécision  

Personne, moi en premier, ne doute des bonnes intentions et de la sincérité de notre président. Cependant, force est de relever le caractère flou de ces slogans et ces messages (il ne cite jamais les noms  et n’apporte aucune preuve de ce qu’il avance) populistes (ils s’adressent avant tout à la base électorale qui l’a élu), et ce qui est plus grave, qui divisent les Tunisiens en bons citoyens (les pauvres et les marginaux) et en mauvais citoyens (les politiciens, les hommes d’affaires et les intellectuels).  

En tout état de cause, ces déclarations enflammées et ces discours belliqueux ne constituent pas un programme de gouvernement et ne présentent aucune vision ou stratégie du président pour sauver le pays de la grave impasse dans laquelle il se trouve, tant sur le plan politique qu’économique et social. 

Plus exactement, la stratégie qui transparaît de ces monologues repose essentiellement sur un certain nombre de batailles qu’il veut livrer pour tenir les engagements qu’il a pris vis-à-vis de ses électeurs et améliorer les conditions de vie de la population, en particulier celles des couches les plus défavorisées.  

L’objet de cet article est de montrer le caractère idéaliste sinon utopique de la stratégie choisie par notre président et d’expliquer, le plus clairement et le plus objectivement possible, pourquoi les batailles qu’il veut livrer sont, à mon humble avis d’économiste, perdues à l’avance. 

1- L’exigence de la révision des accords de Bretton Woods, comme condition pour accepter le prêt de 1,9 Milliards de dollars du FMI :

La pratique dans tout système financier international, ou même national, est que le prêteur impose ses conditions à l’emprunteur pour s’assurer que celui-ci sera capable de rembourser dans les délais le prêt qu’il va lui accorder. L’emprunteur est libre d’accepter ces conditions et de contracter le prêt ou de les refuser et renoncer au prêt.

Déjà, le fait que notre président inverse les rôles et veut poser ses propres conditions pour qu’il veuille bien accepter que le FMI nous accorde le prêt de 1,9 milliards de dollars dont nous avons si besoin pour financer le gap de notre budget pour l’année 2023, constitue en soi une première dans les annales de la finance internationale et dénote une méconnaissance totale des mécanismes de fonctionnement du système financier international et des procédures d’octroi de crédits des bailleurs de fonds.

Mais là où cela surprend encore plus et rend cette bataille encore plus perdue à l’avance est qu’il demande pas moins que la révision du système monétaire international et la réforme du FMI, basés sur les accords de Breton Woods. Ce faisant, il ne semble pas réaliser que  toute la puissance économique et donc militaire des États -Unis repose sur ce système monétaire international et le rôle qu’y joue le Dollar et qu’en proposant de le démanteler, il déclare en quelque sorte la guerre aux Etats-Unis. Pour bien expliquer cela, un bref rappel de l’évolution historique du système monétaire international est nécessaire pour les lecteurs et les lectrices qui ne sont pas familier(e)s avec ces questions. 

Pendant très longtemps, le système monétaire international était basé sur ce qu’on appelle un système d’«étalon-or» c’est-à-dire un système dans lequel la monnaie de chaque pays était définie par rapport à l’or et selon une parité fixe.

A la suite du crash économique de 1929 et juste à la fin de la deuxième guerre mondiale, les représentants des pays vainqueurs de cette guerre, sauf l’ex-URSS, se sont réunis en 1944 dans la petite ville américaine du nom de Bretton Woods et ont mis en place un nouveau système monétaire international qu’on appelle système de «change-or» selon lequel seul le dollar américain est défini par rapport à l’or par une parité fixe ( 35 $ valent une once d’or, unité de mesure anglaise qui correspond à environ 33 grammes) et toutes les monnaies des autres pays sont définies par rapport au dollar, donc indirectement à l’or, selon des taux de change flexibles qui résultent de l’offre et de la demande de leurs monnaies par rapport au dollar.

Dans ce nouveau système, la Banque Centrale de chaque pays est libre de détenir ses réserves en dollars ou en or en demandant à tout moment à la Fed (banque centrale américaine) leur conversion des dollars qu’elle détient en or que les Etats-Unis s’engagent à honorer selon la parité fixée de 35 $ valant une once d’or.

C’est ainsi que fut créé le FMI qui avait à l’origine pour mission principale de faciliter le fonctionnement de ce système de change-or, tandis que la Banque Mondiale fut créée en même temps avec pour mission le financement des projets d’investissement dans les pays en développement. 

Ce nouveau système monétaire international donne un avantage exorbitant aux Etats-Unis qui est le seul pays au monde à pouvoir disposer d’autant de dollars qu’il veut sans avoir besoin de produire et d’exporter davantage de marchandises ou d’extraire/acheter davantage d’or, alors que tous les autres pays du monde y sont astreints.

Les Américains ont abusé de cet avantage et ont inondé le monde de dollars sans respecter la parité fixe de 35 $ valant une once d’or, notamment pour financer les guerres de Corée et du Vietnam.

Réalisant que la quantité de dollars mis en circulation dans le monde dépasse de loin la quantité d’or que la Fed détenait, le président Nixon décida en 1973  d’une façon unilatérale de suspendre définitivement la convertibilité du dollar en or. Cela n’empêcha pas le dollar de continuer de bénéficier du privilège d’être la principale monnaie de paiement des transactions internationales, notamment dans les secteurs stratégiques du pétrole, du gaz et de certains produits et métaux précieux.

Face à ce privilège sur lequel repose toute la puissance économique américaine, les pays européens ont créé l’Euro en espérant s’affranchir de la mainmise du dollar sur leurs économies. De leur côté, les pays émergents les plus importants ont créé en 2009 les Brics (voir  le point suivant) dans l’objectif déclaré de «dédollariser» leurs économies en payant leurs exportations et importations réciproques avec leurs propres monnaies nationales plutôt qu’en dollars. 

Vue sous cet angle historique de confrontation géopolitique entre les grandes puissances, par système monétaire international interposé, la demande du président Saïed de réviser les accords de Bretton Woods et réformer le FMI apparaît, pour le moins qu’on puisse dire, candide sinon naïve.

En effet, ce que notre président semble ignorer est que les Etats-Unis n’hésiteront pas à déclencher une troisième guerre mondiale pour défendre leur puissance économique, basée sur le dollar comme moyen de paiement des transactions internationales, dont ils peuvent contrôler à leur avantages la quantité en circulation et donc le taux de change par rapport aux autres monnaies, surtout dans un contexte de confrontation avec  la Chine et la Russie regroupées au sein des Brics. C’est d’ailleurs ce que les Etats-Unis ont déjà commencé à faire en inondant les Ukrainiens de centaines de milliards de dollars et des armes les plus sophistiquées en espérant qu’ils gagnent la guerre contre la Russie parce que celle-ci a justement osé s’attaquer au règne du dollar sur l’économie mondiale.

Toujours est-il, ce n’est pas avec des boutades tirées des films de Charlie Chaplin, telles que «Moi c’est Laurel et toi c’est Hardy», comme l’a fait notre candide président lors de la conférence internationale sur ce sujet à Paris, qu’il va réussir à changer le système mis en place à Bretton Woods.

Vu le rapport des forces et les enjeux géopolitiques planétaires qu’il y a derrière ce système, c’est une bataille perdue à l’avance, même si elle est justifiée en termes de domination des pays les plus riches sur les pays les plus pauvres. 

2- L’entrée aux Brics comme alternative au FMI pour le financement du déficit budgétaire :

Personnellement, je n’ai pas entendu le président Saïed évoquer dans l’un de ses monologues ce scénario (je ne suis même pas sûr qu’il connaît la signification du mot Brics et les enjeux géostratégiques qu’il recouvre).

Cependant, plusieurs de ses supporters et hommes politiques évoquent ce scénario comme une sortie de secours possible après le refus de Saïed d’accepter les conditions du FMI qu’il considère comme des «diktats» incompatibles avec sa conception de la souveraineté nationale.

A ce sujet, il faut savoir que les Brics regroupent les plus grands pays émergents du monde, qui connaissent une croissance économique rapide et dont le poids démographique ou le PIB pèsent lourd dans l’économie mondiale : Brésil, Russie, Inde, Chine, et Afrique du Sud. Ces cinq pays représentent à eux seuls plus de la moitié de la population du globe et 34% du PIB mondial. L’objectif déclaré de leur création est de contrebalancer la puissance économique et politique des pays industriels regroupés dans le G7, afin d’imposer un autre ordre économique international plus équitable. 

Lors du dernier sommet tenu en Afrique du Sud, six autres pays y ont été admis à partir du 1er Janvier 2024 : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Argentine et l’Iran. 

Tous ces nouveaux pays ont la particularité d’avoir soit d’importantes réserves de pétrole et de gaz, soit d’importantes populations. Quand on sait que l’Algérie qui était officiellement candidate n’a pas été admise aux Brics malgré ses énormes ressources de pétrole et de gaz et ses liens privilégiés avec la Russie, il y a peu de chance que la Tunisie le sera un jour, car toute sa population de 12 millions d’habitants ne tiendrait pas dans une seule ville comme le Caire ou Lagos qui comptent chacune plus de 15 millions d’habitants. Quant à ses ressources naturelles, à part quelques gisements de phosphate qu’on est incapable d’exploiter correctement, la Tunisie n’a aucun atout pour intégrer les Brics un jour. Autant dire que c’est un rêve qui ne se réalisera jamais et une bataille de plus, perdue à l’avance.  

3- La récupération de l’argent spolié au peuple, pour financer les investissements en infrastructures et le déficit budgétaire de l’Etat :

C’est une idée fixe du président Saïed à laquelle il continue de croire, depuis qu’il l’a évoquée pour la première fois en 2012, malgré l’échec de toutes les tentatives et toutes les commissions qu’il a créées pour y arriver. Ce faisant, il fait preuve d’une méconnaissance totale des mécanismes juridiques et comptables extrêmement complexes de création de sociétés-écrans qui fonctionnent comme des poupées russes: en ouvrant l’une on découvre une autre au visage presque identique à un détail près qu’il est difficile de déceler.

Dans cette bataille pour récupérer l’argent spolié au peuple, Saïed s’attaque en fait à la législation internationale en matière de secret bancaire et aux lois d’un certain nombre de pays qu’on appelle des «paradis fiscaux» qui ont bâti toutes leurs économies sur un système très permissif et très peu regardant sur l’origine des fonds déposés dans leurs banques et l’identité des actionnaires d’une même société, tels que les Îles Vierges Britanniques, Panama, et même la Suisse et le Luxembourg.

Même des exemples historiques tels que la fortune de Bokassa, ex-empereur de la Centrafrique ou celle de Kadhafi, ex-guide suprême de la Libye, que leurs pays n’ont jamais réussi à récupérer malgré tous leurs efforts, n’ont pas dissuadé notre président et ne l’ont pas convaincu que la récupération de l’argent pillé durant ou avant la décennie noire, qu’il chiffre à des milliers de milliards de dinars (sic !) est une bataille, perdue à l’avance, aussi noble et juste soit-elle. 

4-  La bataille contre… l’ IA : 

L’Intelligence artificielle (IA) est le dernier «ennemi du peuple» que notre président a découvert et contre lequel il veut engager une bataille. Ainsi, il n’a pas hésité à déclarer, durant la dernière Journée du Savoir, à la crème de nos bacheliers et diplômés de l’enseignement supérieur reçus au Palais de Carthage que «l’IA est un danger imminent qui ne menace pas que la science mais toute l’humanité»

Avec une telle déclaration, il ne pouvait pas faire mieux pour décourager nos jeunes avides de poursuivre des études et faire des recherches dans de nouveaux domaines tels que l’IA.

Certes, comme l’ont souligné les concepteurs mêmes de l’IA, dont Elon Musk lui-même, qui ont signé une pétition pour demander un moratoire de six mois sur la recherche dans ce domaine en espérant que les États interviennent pour réglementer ce nouveau champ de recherche, l’IA comporte le risque que le robot dépasse le maître qui l’a créé et échappe à son contrôle.

L’utilisation de l’IA pour des intentions malveillantes est un risque que beaucoup d’experts signalent également. Mais si Saïed partage ses craintes, ses opinions en tant qu’individu ou universitaire doivent être distinguées de celles d’un chef  d’Etat, dont chaque mot traduit la politique officielle de l’Etat.

Une telle déclaration de sa part en tant que chef de l’Etat détourne la recherche scientifique en Tunisie dans ce domaine, alors que partout dans le monde les chercheurs réfléchissent et travaillent sur la manière d’apprivoiser l’IA pour la mettre au service de la généralisation du savoir et du développement de l’humanité, tout en réduisant les risques qu’elle peut comporter.

J’ai lu par exemple qu’une équipe de recherche dans une université en Norvège est en train de développer un logiciel qui permet de distinguer un texte écrit par une IA de celui écrit par un être humain, pour limiter la triche des étudiants dans leurs thèses et mémoires de recherche !

Partout dans le monde et surtout dans les domaines de la médecine et de l’enseignement, les recherches se développent à grande vitesse pour tirer le maximum de profit de cette percée technologique révolutionnaire. Pourquoi chez nous, notre président veut naviguer à contre-courant de l’innovation technologique et veut nous entraîner avec lui? 

La conclusion de cet article est difficile à faire parce que, personnellement, je ne sais plus quelle est la part de la fatalité et quelle est celle de la politique dans ce qui nous arrive ? Je laisse à chacun(e) des lecteur.rice.s le soin d’en juger par lui/elle-même.

Cependant, il y a une question qui me trotte dans la tête depuis quelque temps déjà et que je saisis l’occasion de cet article pour la poser à qui de droit : notre président, chef de tout l’Etat qu’il l’est, étant un être humain qui, comme tout un chacun, peut attraper une grippe ou une angine ou, que Dieu l’en préserve, même faire un AVC, qu’adviendra-t-il dans ce cas des 12 millions de Tunisiens qu’il gouverne seul sans partage et sans même avoir un vice-président ou un véritable chef de gouvernement qui pourrait prendre immédiatement la relève et combler l’énorme vide du pouvoir que notre président laisserait en cas d’une simple maladie même de quelques semaines ?

Qu’a-t-il prévu dans sa constitution de 2022 et quelles dispositions a-t-il pris pour que le prochain président, quel qu’il soit, n’abuse pas de la concentration de tous les pouvoirs entre ses mains que lui accorde la constitution élaborée par Saïed pour faire ce que bon lui semble de ce pays et l’entraîner dans l’abîme, si cela n’arrivera pas d ici là? 

* Economiste-consultant international.

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