Né en 1909 et mort en 1949, Ali Douâji * peut être considéré, incontestablement, comme l’un des fondateurs majeurs de l’art de la nouvelle en Tunisie. Ecrivain, bohémien, appartenant au groupe de Taht Essour («Sous les remparts»), du nom du célèbre café du quartier de Halfaouine, dans la médina de Tunis. Son œuvre mérite d’être mieux connue des lecteurs francophones. (Illustration: Ali Douâji au café Taht Essour).
Texte traduit de l’arabe par Tahar Bekri
Ecoutez le poète :
Il y avait par le passé, je ne sais sur quelle terre, deux époux parmi les plus pauvres des hommes.Ils ne possédaient rien, rien de rien. Ils n’avaient pas de pain à mettre dans le panier, ni couffin pour mettre le pain. Ils n’avaient pas de maison pour y mettre leur couffin, ni une terre pour y construire leur maison. Ils étaient sans terre ni maison ni couffin ni pain.
Ils étaient misérables…
Ils ressentaient plus l’absence de la maison que celle du pain, car ils pouvaient demander aux bienfaiteurs les restes de pain, mais la maison…
Ils auraient aimé passer le temps à jeun contre une maison où ils pouvaient allumer un feu, l’allumer avec des fayots, se réchauffer avec et parler près de la lumière de sa flamme.
En vérité, l’important dans ce monde, ce qui est plus nécessaire que se nourrir, est d’avoir une maison où se réfugier car sans ces quatre murs l’homme devient semblable à l’animal….
***
Par une nuit triste, à la Saint Sylvestre, une nuit triste, à leurs yeux, surtout, ils ressentirent la misère plus que d’habitude.
Car dans cette nuit-là tous les humains allument un feu, se réchauffent à sa flamme. Dans cette nuit obscure, sur la voie publique, ils tremblaient de pauvreté, leurs pieds cognèrent contre un chat, qui protesta contre leur comportement par un miaulement.
Le chat était plus misérable que leur misère. Ne possédait qu’une peau rassemblant ses os, un peu de poils sur la peau. Si sa fourrure était plus fournie, il aurait eu un meilleur état, sa peau n’aurait collé à ses os. Si sa peau n’avait collé à ses os, il aurait chassé les souris et ne serait pas resté chétif comme il l’est maintenant.
Mais il ne possède ni fourrure ni peau, ni os, c’est pourquoi il était malheureux, fort malheureux.
***
Tous les pauvres et les misérables sont généreux, ils s’entraident entre eux…
Ils attrapèrent le chat, non pour le manger ! mais pour lui donner un peu de pain qu’avait quémandé l’épouse. Quand le chat mangea le pain, ils se dirigèrent vers une cabane abandonnée.
Ils ne trouvèrent dans cette cabane qu’un petit trou à travers lequel parvenaient des rayons de lune. Ils restèrent assis dans cette obscurité sombre, dans cette cabane sombre, que l’absence de feu rendait encore plus sombre.
Il dit :
– Si nous pouvions allumer un feu dans ce froid pour nous réchauffer, veiller sur sa lumière.
Enfin, ils réalisèrent que deux braises brillaient au fond de la cabane, deux braises de couleur dorée. Ils se frottèrent les mains, heureux. L’homme disait à son épouse :
– Ressens-tu la douceur de la chaleur que je ressens ?
Il dit cela alors qu’elle étend ses mains au dessus du feu…
– Souffle un peu
L’époux dit :
– Non, les braises durent plus longtemps sans souffler.
Ils se mirent à parler du passé, sans tristesse, car ils avaient ressenti un certain bonheur pendant qu’ils se réchauffaient près du souffle de deux braises.
Ainsi les pauvres se suffisent de peu pour être heureux !
Ils finirent leur nuit entre discuter et se réchauffer, les deux braises continuaient de briller dans ce coin obscur de la cabane.
Quand l’aube pointa, ils se trouvèrent devant les yeux de ce chat qu’ils avaient nourri de leur pain la veille.
Ils dormirent dans la chaleur des yeux du chat qui brillaient.
Le chat dit :
Le trésor des pauvres est une illusion ! **
Notes :
* Parolier, journaliste, à l’audace et l’humour rares, l’univers de Douâji est ancré amplement dans l’âme populaire qu’il traduit dans une écriture mi-figue, mi-raisin, transgressant les tabous, s’ouvrant sur la littérature mondiale, explorant une peinture sociale des plus réalistes et critiques. Il décède à quarante ans en 1949. Son œuvre compte deux titres : Jawla bayna hânât al-bahr al-mutawassat (Périple à travers les bars méditerranéens), trad. de Tahar Cheriâa, éd. MTE, 1979; Sahirtu minhu al layali (Nuits blanches), recueil de nouvelles établi par Ezzedine Madani, éd. MTE.
** Nouvelle poétique du célèbre poète italien Gabriele D’Annunzio. Parue dans Al-‘Alem al-Adabi, en 1935. Reprise par les soins d’Ezzedine Madani dans le recueil ‘‘Sahirtu minhu al-layali’’ (Nuits blanches); éd. MTE.
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