Coup sur coup, et en quelques jours seulement, la Tunisie a amorcé un virage à 180 degrés, dans sa stratégie et modalités de gouvernance de sa Banque centrale (BCT). Une manœuvre périlleuse qui cible les politiques monétaires et financières à engager pour une économie en crise chronique.
Par Moktar Lamari *
La manœuvre a eu lieu en deux temps, avec deux facettes de la même pièce de monnaie. Un, le parlement vote une loi qui oblige la BCT de financer les déficits budgétaires (et la dette publique). Deux, le président Kaïs Saïed nomme un nouveau gouverneur. L’universitaire à la retraite Dr Fethi Nouri (69 ans), remplace Marouane Abassi (expert lié à la Banque mondiale), nommé à la tête de l’institution, sous les pressions pressantes des islamistes, en 2018. M. Abassi a fait son mandat, avec des résultats mitigés, et plein de décisions qui n’ont pas fait l’unanimité des économistes.
Le virage ainsi amorcé trouve ses raisons d’être dans des calculs ramifiés, à la fois politiques, économiques et monétaires.
Regardons ensemble les paris et les défis sous-jacents à ces décisions complexes, incertaines et prises dans un contexte jonché d’incertitudes et de tensions, internes comme externes, et impliquant notamment le FMI, qui détient les principales cartes du financement international pour la Tunisie.
Paris et enjeux
Ce virage survient dans un contexte économique et politique tendu, comme jamais. Plein de risques politiques et de tensions avec les bailleurs de fonds internationaux sont palpables.
Les élections présidentielles sont prévues dans 6 à 7 mois. Le président Saïed se proposera, sans aucun doute, comme candidat à sa succession, dans ces élections, alors que l’opposition est plus que jamais morcelée et muselée. Les principaux leaders politiques de l’opposition sont en état d’arrestation, ou même condamnés à des peines de prison ferme, pour corruption, pour terrorisme et complot contre l’État.
La restructuration des politiques monétaires et l’idée de l’«indépendance» de la BCT pourrait faire partie du bilan économique à présenter dans le cadre des campagnes électorales des élections présidentielles qui jettent leur ombre déjà sur l’ambiance sociopolitique du moment. Il fallait en finir avec ces politiques monétaires qui enrichissent les banques et appauvrissent le citoyen et surtout la classe moyenne.
Ce faisant, le président Saïed a fait ses calculs, on peut lui donner raison dans ce virage des politiques monétaires, considérant le déplorable bilan de la décennie post-2011 et qui a financé sans compter les gaspillages et les largesses de l’État par la dette et par une politique monétaire complice des processus d’endettement et d’enrichissement indus des banques privées et publiques du pays.
Il faut dire que la situation économique actuelle de la Tunisie est particulièrement morose, inquiétante, si on regarde le tableau de bord global des indicateurs et des pressions grandissantes des prêteurs internationaux. La très faible croissance économique étrangle de facto le budget de l’État en creusant ses déficits, pour recul successifs des recettes fiscales.
Durant les deux derniers trimestres, la Tunisie est techniquement en récession économique. La croissance est négative, voulant dire que l’économie détruit plus de richesses qu’elle en créée. Pour 2023, la croissance économique 2023 est de simplement 0,4%, soit deux fois moins importante que la croissance démographique qui se situe, elle, à 0,9%. Et cela n’est pas anodin, puisque dans tous les pays, la poussée démographique génère de la croissance économique.
En même temps, les statistiques de l’Institut national de la statistique annoncent une hausse du taux de chômage, atteignant presque 16,5%, alors que quelques mois auparavant, ce taux affichait des signaux positifs.
Simplement dit, la récession économique actuelle s’ajoute à l’inflation, et le recul de la productivité dans plusieurs secteurs économiques est étouffante pour l’espoir des jeunes générations formées et éduqués et qui sont à la recherche d’emploi et de revenu.
Kaïs Saïed prend courageusement le taureau par les cornes, espérant inverser les trajectoires des politiques monétaires, pour redonner, entre autres, de l’espoir aux chômeurs et aux populations déshéritées qui voient leur pouvoir d’achat fondre dramatiquement.
Autre enjeu criard a trait aux déficits budgétaires qui se creusent et qui ne présentent aucun signe de fléchissement. Le budget de l’État pour 2023 n’est toujours pas complètement financé et fermé. Celui de 2024 est exsangue et affiche un besoin de financement de plus 24 milliards de dinars.
Faute de financement du FMI, la Tunisie doit trouver les moyens de ses politiques. Et tous les moyens sont bons! On veut faire fonctionner la planche à billet de la BCT pour financer, autant que faire se peut, le budget de l’État. On envisage même vendre les bijoux de famille (des Beys et de Ben Ali), ainsi que les 6,4 tonnes d’or (lingot) déposés dans les coffres de la BCT et une partie placée en sécurité à Londres, dans les coffres de la Bank of England.
Mais, pour Saïed, une question de principe : pas question de privatiser des sociétés d’État, ou de céder sur le front des couteuses subventions publiques aux prix des produits alimentaires et énergétiques qui coutent cher au budget de l’État. Des subventions qui génèrent aussi leur lot de mal-gouvernance et pénuries liées. Le pays est de moins en moins capable d’importer des céréales et des produits énergétiques. Et c’est bien cela qui constitue le nœud de la discorde avec le FMI et les bailleurs de fonds conventionnels.
Défis et compromis
Depuis la loi de 2016 sur la BCT au sujet de l’indépendance de la BCT, la politique monétaire a été plutôt plus proches des principes dictés par le FMI, plutôt que ceux issus des impératifs de l’économie tunisienne intramuros.
Depuis 2016, la BCT a presque tout sacrifié sur l’autel des ententes avec le FMI et la Banque mondiale. Depuis elle a mis le cap sur la lutte contre l’inflation, même si on cela pénalise l’investissement. Le nouveau virage espère pouvoir renverser cette tendance qui a montré ses limites et ses effets pervers.
Premier défi du nouveau gouverneur consiste à redresser la trajectoire tracée par son prédécesseur et piloter pour baisser le taux directeur de 100 points de pourcentage rapidement, et un autre 100% d’ici 2025. Pas le choix, pour relancer l’investissement et pour créer de l’emploi, il faut converger vers un taux directeur proche de 5% d’ici 2025. Dans le monde occidental, l’inflation se calme et la Tunisie peut profiter de cette accalmie.
Deuxième défi du nouveau gouverneur consiste à restructurer le fonctionnement du système bancaire, ayant perdu la confiance des citoyens qui sont mécontents des pratiques un peu trop collusionnaires des banques privées qui à force d’optimiser les bénéfices privés sapent les intérêts collectifs et publics. Le dernier rapport de l’OCDE (14 janvier 2024) au sujet des banques tunisiennes identifie les défaillances et l’ampleur des collusions à portée familiale.
Il faut ajouter que le bilan des politiques monétaires menées par la BCT durant les dernières années a été catastrophique, notamment en raison des allégeances et tropismes de cette institution aux influences exécrés par les faucons des bailleurs de fonds internationaux. On sait que tenir tête à ces intérêts ne sera pas tâche facile au nouveau gouverneur.
Le troisième défi de la BCT consiste à composer différemment avec les statistiques sur l’inflation. Ces statistiques exagèrent d’au moins 100 points de base l’indice de l’inflation, et ce notamment en occultant l’évolution des prix dans le secteur informel, et dans les souks hebdomadaires dans toutes les régions de la Tunisie, de Tataouine à Gafsa et de Tabarka à Douz.
Le quatrième défi du nouveau gouverneur consiste à ne pas contribuer à augmenter le taux d’inflation en ouvrant le robinet de la BCT pour financer les déficits budgétaires. La BCT doit limiter ses avances de fonds au gouvernement juste aux projets d’investissements productifs, rentables sur les moyens et longs termes. Ce faisant, la BCT devrait mieux coordonner ses politiques monétaires avec les politiques fiscales et budgétaires. Sur ce plan, il faut rompre avec les errements et les erreurs commises depuis 2018. Mais, on comprend que l’exercice est difficile, voire même périlleux.
Il faut aussi renforcer l’inclusion bancaire, pour que tous les adultes tunisiens aient le droit à un compte bancaire, facilement et rapidement, et cela constitue un levier majeur pour intégrer le système informel dans la macroéconomie formelle.
Le cinquième défi et non le moindre consiste à moderniser la gouvernance de la BCT, en introduisant plus d’évaluation, plus de communication et de transparence dans les processus de prise de décision. Le citoyen doit savoir plus sur les votes au sein du conseil d’administration au sujet des décisions portant sur la variation du taux directeur. Les documents ayant trait à la planification stratégique de la BCT doivent être publics. Car la BCT doit mériter la confiance des citoyens et citoyennes.
* Economiste universitaire.
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