La Tunisie marche sur la corde raide

Durement touchée par la crise du Covid et les conséquences de la guerre en Ukraine, l’économie tunisienne est aujourd’hui confrontée à d’importantes contraintes de financement. Les comptes extérieurs ont assez bien résisté en 2023, mais la situation macroéconomique reste très fragile. Les remboursements de dette cette année sont importants et le pays n’est pas à l’abri d’un nouveau choc. En particulier, la perspective d’un rapprochement avec le FMI semble de moins en moins probable, alimentant les craintes sur la capacité du gouvernement à couvrir tous ses besoins de financement. Une crise de la dette ne peut être exclue.

Par Stéphane Alby *

La Tunisie marche sur une corde raide sans véritable filet de sécurité. Cela devrait être à nouveau le cas en 2024. Les élections présidentielles de l’automne ont réduit les perspectives d’un accord avec le FMI; parvenir à cet accord contribuerait cependant à débloquer la plupart des programmes d’assistance bilatéraux et multilatéraux.

Un accord avec le FMI en 2024 semble peu probable

L’aide du FMI reste conditionnée à la mise en œuvre de réformes que le président Saïed a largement rejetées, en raison d’un coût social jugé trop élevé (restructuration des entreprises publiques, refonte du système de subventions).

Officiellement, les discussions ne sont pas interrompues et de nouvelles modalités, prenant en compte les préoccupations des autorités tunisiennes, pourraient contribuer à rapprocher les positions. Mais ce scénario semble peu probable. Tout accord avec le FMI nécessitera des efforts budgétaires, d’autant plus difficiles à mettre en œuvre que le très faible taux de participation aux élections locales de décembre témoigne d’un mécontentement populaire latent.

La stabilité des réserves de change de la Banque centrale de Tunisie (BCT) en 2023 a probablement aussi renforcé l’idée des autorités selon laquelle l’économie pourrait se passer du soutien financier du FMI. Compte tenu des besoins de financement importants de cette année, cette stratégie est néanmoins risquée.

Finances publiques : un risque de financement très élevé

Malgré la dissipation du choc des termes de l’échange lié au conflit en Ukraine et la modération de la croissance de la masse salariale des fonctionnaires, le déficit budgétaire s’est à peine stabilisé en 2023, à 7,7% du PIB. C’est 2,5 points de plus que dans le projet de loi de finances initial. Pour 2024, l’ajustement devrait rester modeste, avec un déficit budgétaire de 6,6% du PIB attendu par le gouvernement.

Les subventions à l’énergie et aux produits de base continueront à peser lourdement sur le budget. Après avoir doublé en 2022 pour atteindre un niveau record de 8,3% du PIB, les subventions n’ont que très légèrement diminué en 2023, à 7,2% du PIB, contre 5,5% budgétés. Selon les prévisions du gouvernement, elles devraient encore atteindre cette année 6,5% du PIB, soit près de 20% des dépenses. A titre de comparaison, ce poste représentait 12% des dépenses en moyenne entre 2015 et 2021.

De nouveaux dérapages ne sont pas à exclure, compte tenu de la volatilité des prix mondiaux des matières premières. À cela s’ajoute l’augmentation des charges d’intérêt, qui ont dépassé 10% des dépenses budgétaires pour la première fois depuis début 2010. Le poids de la dette est le résultat d’une accumulation de déficits budgétaires élevés et d’un recours accru au financement intérieur à des conditions moins favorables que ceux accordés par les créanciers extérieurs officiels. Toutefois, cette tendance n’est pas appelée à s’inverser.

À moins que le déficit budgétaire ne se réduise plus que prévu, les besoins de financement du gouvernement tunisien dépasseront 17% du PIB cette année. L’amortissement de la dette comptera pour les deux tiers de ce montant. C’est énorme et sans commune mesure avec la situation pré-pandémique, où les besoins de financement représentaient environ 8 à 9% du PIB.

La capacité des autorités à faire face à cette situation reste très incertaine. En effet, 57% du plan de financement inscrit au budget repose sur des ressources extérieures, dont seulement un tiers a été identifié. Le gouvernement compte sur un soutien financier extérieur officiel, mais les sous-performances budgétaires répétées de ces dernières années incitent à la prudence. Fin septembre 2023, le gouvernement n’avait réussi à mobiliser que 28% des ressources extérieures prévues dans le budget initial. Sans accord avec le FMI, un tel scénario risque donc de se reproduire, laissant un écart de 12 à 13% du PIB à couvrir dans un marché obligataire national peu profond.

S’établissant à 15% fin 2019, l’exposition des banques au secteur public, au sens large (entreprises et administrations), s’élève fin 2019 à 20% des actifs de l’ensemble du système. Par ailleurs, le volume global des refinancements bancaires auprès de la BCT a augmenté de 43% en 2023, dont plus d’un tiers sous forme d’opérations d’open market contre moins de 20% en 2022.

Toutefois, une minorité de ces opérations d’open market sont utilisées à des fins de politique monétaire. Autrement dit, les autorités monétaires refinancent indirectement l’État en rachetant des bons du Trésor sur le marché interbancaire. Des mesures permettant à la Banque centrale de financer directement le gouvernement sont même en cours d’élaboration, ce qui pourrait potentiellement avoir un impact significatif sur l’inflation ou les taux de change.

Le risque de liquidité n’est pas la seule source d’inquiétude. Avec une dette qui atteint désormais 80% du PIB et une charge d’intérêts qui ne cesse de croître (14% des revenus en 2024 contre 10% en 2020), la solvabilité de l’État se dégrade également dangereusement. Le pays est désormais considéré comme étant à deux doigts d’un défaut de paiement par les agences de notation Fitch et Moody’s.

Une amélioration fragile des comptes externes

Après une année 2022 difficile, la pression sur les réserves de change s’est considérablement atténuée grâce à une très bonne activité touristique, aux envois de fonds élevés de la diaspora tunisienne et à la baisse des prix des principales matières premières importées. De 3,1 milliards USD sur les neuf premiers mois de 2022, le déficit du compte courant s’est réduit à 1,1 milliard USD en 2023. Selon nos estimations, il ne devrait pas dépasser 4% du PIB sur l’ensemble de l’année, contre 8,6% en 2022. La BCT a pu constituer une partie de ses réserves de change (+600 millions $). À 8,3 milliards USD, ils couvrent désormais 3,5 mois d’importations de biens et services (B&S).

Les comptes extérieurs restent fragiles. Les perspectives tablent sur une dégradation modérée du déficit courant, à 4,4% du PIB en 2024. Mais le poids important du déséquilibre énergétique dans la balance commerciale (plus de la moitié du déficit en 2023), ou la dépendance à l’égard de l’Europe pour les exportations, expose l’économie à un certain nombre d’incertitudes économiques.

Par ailleurs, le pays devra également faire face à un amortissement important de sa dette extérieure (3,6 milliards USD contre 2,8 milliards USD en 2023). Toutefois, les sources de financement en dehors de l’aide publique sont largement insuffisantes. Les flux nets d’IDE sont faibles, autour de 500 à 600 millions de dollars pour les quatre dernières années, soit moins de 1,5% du PIB, et ils le resteront probablement dans les mois à venir en raison des difficultés macroéconomiques du pays. Avec des primes de risque souverain à cinq ans toujours supérieures à 1 000 points de base, la Tunisie ne pourra pas non plus se tourner vers les marchés financiers internationaux pour émettre de la dette. Si des risques baissiers (augmentation du déficit courant, insuffisance de financement) se matérialisaient, les réserves de change pourraient ainsi passer en dessous du seuil d’alerte à trois mois pour les importations de biens et services avec, en corollaire, une forte pression sur le dinar.

Un autre facteur illustre les vulnérabilités actuelles : l’émergence depuis 2022 de pénuries de produits de base subventionnés, dont l’importation et la commercialisation sont assurées par des entreprises publiques de plus en plus endettées. Il en résulte une compression des importations, qui pourrait atténuer pendant un certain temps la pression sur les réserves de change, mais cette situation ne peut pas durer à long terme.

Croissance économique : pas de reprise en vue

Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer comment l’activité économique pourrait réellement se redresser. Sur les neuf premiers mois de 2023, la croissance économique n’a atteint que 0,7 % en moyenne [0,4% sur toute l’année 2023, Ndlr], son plus bas niveau depuis 2011, hors crise du Covid. La contraction de plus de 10% de la valeur ajoutée agricole due à une grave sécheresse explique en grande partie cette contre-performance. Mais en dehors du secteur agricole, la croissance a également stagné. Malgré la bonne performance des exportations de produits manufacturés et du tourisme, la croissance s’est établie à 1,9% en moyenne contre 3,1% l’année précédente. Cependant, sans relâchement des contraintes de financement, la plupart des facteurs qui ont pesé sur l’économie en 2023 devraient persister, voire s’aggraver : effet d’éviction du crédit bancaire dans l’économie en raison du recours massif du gouvernement au marché local, forte inflation (8,1% fin 2023, 12,3% sur l’alimentation), marge de manœuvre budgétaire quasi nulle (dépenses courantes désormais supérieures aux recettes). Même avec une reprise de la production agricole, la croissance devrait à peine dépasser 2% en 2024, ce qui est trop faible pour faire baisser un taux de chômage de près de 16%.

Contrairement à presque tous les pays de la région, la Tunisie ne retrouvera donc son PIB d’avant la pandémie que l’année prochaine. Cela reflète la profondeur d’une crise dont la chute des investissements de plus de 10 points de PIB depuis 2010 est l’un des éléments les plus marquants.

Au-delà de la nécessaire stabilisation macroéconomique, l’économie tunisienne a donc besoin d’un travail approfondi de réformes pour restaurer son potentiel de croissance. Ce sera un processus long et risqué, surtout si une crise de la dette venait s’ajouter aux difficultés actuelles.

Traduit de l’anglais.

Source : BNP Paribas.

* Economiste.

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