Entretien : Véronique Tadjo ou l’écriture apaisée

Franco-Ivoirienne, Véronique Tadjo est une voix qui compte dans la littérature africaine et de langue française, en général. Son œuvre, importante, ancrée dans l’héritage ancestral, est une quête moderne, de soi, au sein de l’Histoire, de la culture, un apprentissage de la diversité dans différents pays où elle a habité et qu’elle transmet aussi dans des contes pour la jeunesse. Connaître pour mieux se reconnaître. Malgré la difficulté du métissage et ses douleurs, son écriture reste apaisée. Sans heurs ni cris ostentatoires, l’essentiel est d’avancer.

Entretien conduit par Tahar Bekri

Vos œuvres mêlent poésie, roman, et ouvrages pour la jeunesse, comment définir ce besoin de changer de forme écriture ?

Tout cela est arrivé naturellement, sans forcer. En réalité, ce qui m’intéresse le plus, c’est le processus de création. J’aime créer, cela me plaît. Je fais même de la peinture après avoir illustré la plupart de mes livres pour la jeunesse. C’est un peu comme si je parlais plusieurs langues car tous ces genres sont des formes d’expression. Communiquer le plus avec le monde extérieur est une véritable motivation pour moi.

Vous avez écrit votre premier livre de poésie dans une sorte de retour ou disons, une traversée de certains pays d’Afrique, pourriez-vous parler de cette expérience d’écriture, comme humaine ?

Mon premier recueil de poésie s’intitule ‘‘Latérite’’. En 1983, il a remporté le prix littéraire de l’ACCT (aujourd’hui devenu l’OIF). Je l’ai écrit en hommage à la culture sénoufo du nord de la Côte d’Ivoire où j’ai enseigné pendant trois ans, au Lycée Moderne de Korhogo. Ce fut une période formidable. Je suis tombée amoureuse de cette région. En effet, les Sénoufos sont un peuple très spirituel avec des rites d’initiation complexes, des forêts sacrées et de nombreux mythes.

Mon voyage dans le grand Nord a commencé par une traversée du Sahara. À l’époque, je faisais mes études à Paris (Sorbonne Paris IV, UER d’anglais). J’ai eu le mal du pays, alors j’ai décidé de rentrer par la route. Comme il ne fallait emporter aucun objet précieux, pas même un appareil de photos pour des raisons de sécurité, il me restait mon carnet et mon stylo. J’ai écrit pendant toute la traversée. Le temps que j’arrive à Korhogo, j’avais déjà un recueil de poèmes.

‘‘Latérite’’ vient tout juste d’être réédité dans la collection Point Poésie (2024). Il est suivi de ‘‘Déclinaison du temps premier’’, un inédit.

«Cette idée que le métissage est vécu sereinement est un mythe. Il peut y avoir beaucoup de douleur dans cette double identité.»

Vous êtes Franco-Ivoirienne, cela traverse-t-il vos préoccupations d’écriture ou la question reste bien secondaire ?

Oui, absolument. Je suis le produit de deux cultures, comme beaucoup d’autres personnes. Père ivoirien, mère française. Cela se voit à ma peau métissée. Cette réalité entraîne parfois des réactions très contrastées selon les gens que je rencontre. Pas assez noire pour certains, pas assez blanche pour d’autres.

L’acceptation n’est donc pas toujours évidente. Cette idée que le métissage est vécu sereinement est un mythe. Il peut y avoir beaucoup de douleur dans cette double identité. Il y a une prise de position à avoir.

En ce qui me concerne, si je suis née à Paris, parce que mes parents s’y sont rencontrés, j’ai grandi en Côte d’Ivoire à partir de l’âge d’un an. Mon engagement est donc envers l’Afrique en priorité. Je me considère d’ailleurs, comme une panafricaniste et cela s’exprime dans mes œuvres littéraires.

Dans la vie, j’ai eu la chance d’avoir peu souffert de l’intolérance, mais cela m’a donné une grande conscience de la possibilité du rejet des deux côtés de la barrière raciale. Je suis très sensible à tout ce qui touche à la construction de l’Autre et à l’exclusion sous toutes ses formes qui mène aux dérives que nous connaissons aujourd’hui.

Pensez-vous que les différentes littératures du continent africain, de langues française, arabe, berbère, anglaise, lusophone, etc., communiquent entre elles ou s’ignorent dans des clivages ?

Les différentes langues nous empêchent de communiquer entre nous, c’est indéniable. Elles créent des clivages. Il faut donc privilégier les traductions littéraires, par exemple. J’aimerais tellement qu’une institution comme les Nations Unies ait un département réservé à la traduction car celle-ci est primordiale pour une meilleure entente entre les peuples. Des traductions Nord-Sud, Sud-Nord et Sud-Sud. On s’apercevrait alors que nous sommes plus proches les uns des autres que l’on pourrait l’imaginer.

Vous avez vécu et continuez à le faire, au Nigéria au Kenya, en Afrique du Sud, qu’apportent ces pays à votre œuvre ?

Vivre dans ces pays m’a énormément apporté au niveau personnel et dans mes écrits. Je peux presque mettre un drapeau sur chacun de mes livres. Car à chaque fois que j’ai vécu quelque part, j’ai été inspirée par ce que j’ai découvert, par les personnes que j’ai rencontrées. Pour moi, c’est intéressant de voir comment les gens règlent des problèmes que nous connaissons mais avec des solutions différentes. C’est une ouverture d’esprit incroyable. Cela m’a permis de relativiser les situations et d’avoir un nouvel éclairage. J’ai aussi compris combien le continent était divers tout en ayant des problématiques communes.

Suivez-vous la littérature actuelle de Côte d’Ivoire, où en est-elle aujourd’hui ? Après Kourouma, Adiaffi, Dadié …

Au-delà des auteurs «classiques» cités, il y a plusieurs autres générations nouvelles dont les œuvres abordent des thèmes tels que la colonisation, la tradition orale, la modernité, l’amour, la politique et l’identité culturelle. Cela va des genres populaires, aux romans de littérature générale. Je pense à Anzata Ouattara qui a publié plusieurs romans autour du thème «Les coups de la vie» qui remportent beaucoup de succès. Gauz est aussi un écrivain à succès et dont la réputation dépasse les frontières nationales. Quant à Tanella Boni, elle est reconnue pour sa poésie qui a remporté des prix littéraires internationaux. Je pourrais aussi citer Fatou Keita qui a une importante production pour la jeunesse. Des groupes de poètes font un travail très intéressant sur le Slam. Et bien sûr, il y a des voix qui montent comme celles d’Alain Serge Agnessa, de Josué Guébo et de Cédric Marshall Kissy, entre autres.

Je précise cependant, que je ne suis jamais très à l’aise dans ce genre d’exercice car on oublie toujours quelqu’un qui aurait mérité d’être nommé. L’important, c’est de savoir que la littérature ivoirienne est riche et diversifiée, avec de nombreux écrivains talentueux.

«Il nous faut penser à une autre manière de vivre qui nous éloigne de la catastrophe.»

Vous sentez-vous concernée par la question des femmes, d’une manière plus particulière ?

Oui, bien sûr. Mais c’est une question qui ne s’exprime pas de la même manière selon les contextes. Je n’aime pas trop le mot «féministe» car il a plutôt tendance à faire référence au mouvement né en Occident. Or, nous ne sommes pas forcément sur la même longueur d’onde. Bon, disons que si être féministe, c’est vouloir une meilleure égalité des chances pour les femmes, je suis d’accord. Mais je refuse d’idéaliser la femme. Penser qu’une femme qui entre en politique, par exemple, sera nécessairement plus progressive qu’un homme, n’est pas démontré dans la pratique.

Par contre, je m’insurge contre les violences faites aux femmes. Je pense aux féminicides dans la sphère privée et au viol qui est devenu une arme de guerre dans les conflits partout dans le monde. La prise en compte juridique de ces violences varie largement de pays à pays, de même que les modes de lutte contre ceux-ci.

Comment réagissez-vous à la réalité africaine actuelle, à la fureur du monde ?

Nous vivons dans un monde en pleine tourmente. Notre survie en tant qu’espèce humaine est menacée par la crise environnementale qui affecte presque tous les secteurs de notre existence. À cela s’ajoute les nombreuses guerres qui causent d’immenses dégâts, peut-être irréversibles physiquement et mentalement. Je pense à la guerre en Ukraine, à la guerre à Gaza, à la guerre au Soudan, en Ethiopie et en Syrie, entre autres et bien sûr, à la montée du terrorisme et des mouvements extrémistes. C’est à une reconfiguration du système mondial que nous assistons et il nous faut penser à une autre manière de vivre qui nous éloigne de la catastrophe. Plus que jamais, nous devons rester alertes, dénoncer les injustices et nous battre pour le devenir de l’humanité.

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