La Tunisie a-t-elle encore besoin de ses architectes ?

Nous faisons tout, en Tunisie, pour mériter notre statut de pays sous-développé, et cela ne se limite pas seulement au fait que nous aimons vivre dans des conditions insalubres. Gouvernants et citoyens ont décidé que les choses doivent rester dans l’état de précarité où elles sont depuis toujours. Comment, vous demandez-vous? Notamment en réduisant le rôle de l’architecte et de l’urbaniste à une simple formalité. (Illustration :

Ilyes Bellagha *

Partout où ils se soucient du bien-être de leurs concitoyens, les dirigeants mettent les architectes et les urbanistes sur les devants de la scène, sauf chez nous où, pour avoir négligé notre cadre de vie, nous avons manqué le train du développement. En fait, nous avons manqué deux rendez-vous cruciaux pour notre pays, ceux du 14 janvier 2011 et du 25 juillet 2021, changements politiques majeurs qui ne se sont pas traduits, pour les citoyens, par une amélioration notable de leur cadre de vie.

Les citoyens ont droit à une vie de qualité, et ce droit mérite peut-être un ministère dédié. Comprenez bien, chez nous, les architectes sont prisonniers d’un ministère, l’Equipement et l’Habitat, qui confond œuvre et ouvrage, conception et travaux, et il suffit de voir le bâtiment morne et triste où il est logé pour mesurer l’importance qu’il accorde à la qualité de la vie.

Pour son 25e congrès électif, l’Ordre national des architectes doit faire, lui aussi, un bilan de ses réalisations, plutôt rares, et de ses échecs, assez nombreux. Et son plus grand échec réside dans le fait que, par son inaction, il s’est rendu complice de la marginalisation de la profession.

Architectes, réveillez-vous ! Aucun prince sur son cheval blanc ne viendra vous sauver. La Tunisie vous appartient plus qu’aux ministres qui se succèdent, et laissent la situation générale dans le pays se détériorer davantage. Vous devez lutter contre l’ignorance et l’incompétence des dirigeants, dont certains devraient être éloignés pour le bien de la communauté. Sinon, comment expliquer qu’avec un si grand nombre d’architectes sur le marché, nous ayons un paysage urbain aussi laid et aussi médiocre. Rappelez-moi si j’ai oublié une seule œuvre digne d’être mentionnée qui aurait été réalisée au cours des dernières décennies !

Est-il concevable aussi qu’en Tunisie, l’habitat spontané représente une proportion si significative du paysage urbain ? Selon les données disponibles, près de la moitié du parc immobilier national est constitué d’habitats informels, c’est-à-dire non autorisés voire anarchiques. Ce fléau s’est aggravé, passant de 12% en 2010 à près de 48% en 2021. Ces habitats spontanés se sont développés principalement en raison de l’absence de logements adéquats et accessibles pour une large partie de la population. Des logements conçus par des architectes, dont le rôle est fondamental dans la mise en place d’un cadre de vie agréable. Ne sont-ce pas eux qui conçoivent des bâtiments et des espaces urbains fonctionnels, esthétiques et durables, répondant aux besoins de la société ? En intégrant les traditions et l’histoire locales dans leurs designs, ne préservent-ils pas l’identité culturelle de la communauté ? Par l’innovation, en introduisant de nouvelles technologies et des matériaux innovants, tels ceux garantissant l’efficacité énergétique, n’améliorent-ils pas la qualité de vie des citoyens ? Ne jouent-ils pas également un rôle crucial dans la conception de bâtiments écologiques, réduisant ainsi l’empreinte carbone et promouvant un développement durable ? Ne contribuent-t-ils pas, ce faisant, à la création d’espaces publics accessibles et inclusifs, favorisant l’interaction sociale et la cohésion de communauté ?

Bref, l’architecte façonne non seulement l’environnement bâti, mais aussi les dynamiques sociales et culturelles et contribue à l’édification d’une nation et au développement d’une civilisation. C’est pourquoi son rôle doit être valorisé dans une société qui aspire au développement. Mais ce n’est malheureusement pas le cas en Tunisie, où les architectes sont considérés comme la cinquième roue de la charrette.

C’est pour cela que le Conseil de l’ordre des architectes, qui s’apprête à tenir son 26e congrès, a beaucoup de pain sur la planche pour redorer le blason des architectes et, d’abord, pour les imposer comme des artistes avant tout, confrontés à une administration à la fois sourde et bavarde, qui multiplie décrets et arrêtés dont l’unique but est de marginaliser les architectes et de réduire leur rôle dans la société à de simples comparses sans impact réel sur la vie de leurs compatriotes.

* Architecte.