Sujet chaud de l’actualité mondiale, l’érosion du littoral est un phénomène qui suscite à la fois crainte et défi. En Tunisie, le recul de la ligne de côte a pris ces deux dernières décennies des dimensions alarmantes mettant en péril, outre nos beaux rivages balnéaires, des installations hôtelières et résidentielles ainsi que des terres où se concentrent 90% des activités industrielles du pays et des nappes phréatiques peu profondes exposées aux risques de salinisation.
Abderrahman Ben Gaid Hassine *
Pour rendre leurs territoires plus résilients face aux assauts de la mer, les économies les plus nanties ont opté pour une stratégie quasiment guerrière moyennant la mobilisation d’importantes ressources humaines et matérielles. Inconsciemment ou à dessein, ces économies sont entrées en conflit avec la nature qui, ripostant aux agressions de l’homme, est partie à la recherche d’un nouvel équilibre côtier rompu par la forte anthropisation de la bande littorale et par le recours à des ouvrages de défense qui n’ont fait que perturber l’évolution naturelle des sédiments le long des côtes.
Après de longues années de conflit, les experts les plus avertis ont fini par infléchir leur tendance pour s’orienter vers des solutions souples fondées sur les lois et les droits de la nature. L’on a pris conscience que plus sont dures les solutions que l’on préconise pour fixer une ligne de côte ou pour gagner des terrains en mer, plus est violente et cinglante la riposte de la nature.
Parmi les solutions alternatives proposées et généralement adoptées aujourd’hui figure la technique de rechargement artificiel des plages et de fixation des dunes. Elle est destinée, à l’évidence, à «ménager la chèvre et le chou», soit à satisfaire les besoins humains tout en ménageant la nature et ses lois immuables, ses règles imprescriptibles.
Toutefois, des solutions mixtes faisant appel à des ouvrages gris associés à un rechargement artificiel pourraient être tolérées dans des cas océanographiques et climatiques extrêmes.
En Tunisie, l’actualité et le devenir du littoral sont au cœur de la préoccupation publique. La création en 1995 de l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (Apal) chargée de l’exécution de la politique littorale du pays ainsi que la ratification du protocole de la Gestion intégrée des zones côtières (GIZC) pour la Méditerranée semblent devoir s’inscrire dans une politique volontaire, mais nullement volontariste, de traiter un problème planétaire auquel notre pays, avec ses 1350 km de côtes, n’aurait pu se soustraire.
Confortée par une coopération financière allemande dont l’exécution est confiée à la banque KfW, l’Apal a arrêté un vaste et ambitieux programme de protection du littoral tunisien. La 5e et dernière phase de ce programme vise la réhabilitation des côtes de la corniche de Bizerte, de Chatt Mami (délégation de Ras-Jebel) et de Djerba Aghir.
Alors que les critiques fusent de partout quant à la stratégie de protection adoptée, l’Apal, qui vient de fêter ce 24 juillet sa 29e année d’activité, est appelée à faire connaître au grand public le bilan de ses interventions un quart de siècle durant.
Pour une politique littorale mieux concertée et plus cohérente
Un débat sur l’actualité et le devenir du littoral tunisien dans un contexte environnemental mondial extrêmement critique se fait encore attendre, lequel débat qui regrouperait les différents acteurs impliqués dans la gestion du littoral et de la biodiversité marine, universités et société civile comprises, devra déboucher sur une feuille de route pour l’instauration d’une politique littorale mieux concertée et plus cohérente.
Lors de sa dernière visite à Hammam-Lif le 12 juillet courant et à la plage Yasmine Hammamet le 6 avril dernier, le président de la république a qualifié la mauvaise gestion des plages balnéaires de «crime» commis par ceux qui en ont la charge. La remarque est pertinente s’inscrivant dans cette problématique de la gestion environnementale de notre littoral marin et lagunaire. Repenser la gestion de la bande côtière et pérenniser notre économie bleue (pêche, aquaculture et tourisme) constituent le mot d’ordre lancé par le chef de l’Etat à l’adresse de l’Apal mais aussi à l’Office national de l’assainissement (Onas) qui, faisant fi des règles environnementales régissant la gestion des eaux usées et vannes, a fait de nos rivages un bassin versant des effluents véhiculés par son réseau d’assainissement. Les cas du vieux port de Bizerte et du golfe de Monastir notamment du côté des villes de Ksibet El Médiouni, de Sayada et de Lamta sont des exemples concrets qui traduisent ce laisser-aller environnemental.
Qui intervient sur le littoral ?
Dans son rapport annuel de performance de l’année 2020, l’Unité de gestion du budget par objectifs relevant du ministère de l’Equipement a énuméré certaines causes qui entravent les interventions sur le littoral en insistant sur le chevauchement dans les attributions entre l’Apal relevant du ministère de l’Environnement et la Direction générale des services aériens et maritimes (DGSAM) du ministère de l’Equipement.
L’absence d’une stratégie claire et bien formulée pour la protection du littoral contre l’érosion côtière à été également citée parmi les causes de la mauvaise gestion technique du littoral (page 34 dudit rapport).
La confirmation de ce chevauchement nous vient de Bizerte où sous l’effet d’une violente tempête survenu en novembre 2019, un pan du mur de soutènement longeant les plages de la corniche a rompu, touché de plein fouet. Le franchissement de la houle a alors provoqué l’affaissement d’une partie de l’esplanade menaçant la chaussée adjacente d’une rupture imminente. Une prompte et salutaire intervention de la DGSAM a réussi à réparer momentanément et en urgence la zone sinistrée tout en lançant, dans la foulée, l’exécution d’un projet de protection d’une bande littorale de 2,5 km entre Ras Blatt et la station Onas pour une enveloppe de 5,5 millions de dinars (voir article Kapitalis du 21/02/2020 intitulé «Bizerte. Démarrage du projet de protection de la corniche contre l’érosion marine».
Alors que les travaux touchent à leur fin, l’Apal entre en scène et confie à un bureau d’études la conception d’un autre projet de protection de ce même tronçon littoral. Résultat : l’on se retrouve avec sur les bras deux projets à stratégies de protection diamétralement opposées puisque la digue en gradin préconisée par l’Apal viendra enfouir tout ce qu’a réalisé la DGSAM. En d’autres termes, une enveloppe de 5,5 millions de dinars se sera évaporée une fois les ouvrages préconisés par l’Apal auront vu le jour.
L’on conviendra aisément qu’une telle incohérence est proprement stupéfiante, mettant en flagrante évidence le manque manifeste de synchronisation des politiques, stratégies, objectifs et méthodes des acteurs en charge d’une telle tâche. La conséquence de telles incuries administratives ne peuvent qu’imposer à l’État de payer un lourd et forcé tribut.
Rechargement artificiel : une technique douce mais lourde en entretien
Douce et pas durable, la technique de rechargement des plages qui connait un engouement croissant consiste à compenser le déficit sédimentaire d’une plage par un apport initial de sable suivi d’une série interminable d’apports secondaires : en effet, au fil des temps, une partie du sable d’apport se disperse vers le large du fait du mouvement naturel des littoraux et des aléas climatiques. Plus grave encore, il peut arriver que ce sédiment d’apport disparaisse carrément lors d’une tempête importante devenue fréquente du fait du dérèglement climatique.
Pour éviter le départ du sable vers le large lors des tempêtes hivernales et éviter les surcoûts devenus insurmontables des rechargements secondaires, une commune du Var en France a procédé au retroussement des plages. Cette technique consiste à remonter le sable et à le déposer sous forme de monticules en haut de plage en hiver, à le couvrir de géotextile et de grillage et de le ré-étaler à l’approche de la saison estivale. Il semble que cette expérience a donné ses fruits d’après les experts de la commune.
L’Apal qui a rechargé un bon nombre de plages à l’instar de ceux de Rafraf et de Soliman s’est contentée d’énumérer les avantages de cette technique sans informer les bailleurs de fonds et les riverains sur la nécessité du recours à des rechargements supplémentaires et cycliques pour maintenir inchangée la largeur des plages. A défaut de cette information, les riverains à qui on a fait comprendre que la ligne de côté a été durablement fixée seraient pris au dépourvu et même déçus de voir le sable d’apport parti vers le large alors que les fonds nécessaires pour le compenser peuvent s’avérer indisponibles.
A titre d’exemple et d’après un bureau d’études mandaté par l’Apal, l’entretien des plages à recharger à la corniche de Bizerte coûterait un million de dinars chaque année sans compter le risque d’une importante dispersion du sable lors des tempêtes.
Pour une gestion cohérente de l’enveloppe budgétaire
La décision d’entreprendre un projet de protection d’un littoral s’appuie généralement sur son coût prévisionnel eu égard aux enjeux à protéger. Une estimation exacte basée sur une stratégie de protection viable, confirmée et durable, constitue alors un des éléments clés de la réussite des interventions. Une sous-estimation peut entraîner de graves difficultés financières, compromettre la qualité des ouvrages, causer des retards dans les délais et peut aboutir à des litiges juridiques. A l’inverse, une surestimation des coûts pourrait induire en erreur les bailleurs de fonds quant à la fiabilité financière du projet d’où le risque de désistement de ces derniers. Le cas du projet de protection des plages de la corniche de Bizerte est un exemple concret qui traduit la discordance entre le budget initialement alloué à une opération d’aménagement et l’estimation des travaux au moment du lancement de l’appel d’offres.
En effet, le coût dudit projet tel qu’estimé par le bureau d’études et approuvé par le comité de pilotage de l’Apal dépasse les 110 millions de dinars. Cette estimation laisse pantois quand on sait que ce projet a été initialement estimé à 24 millions de dinars d’après le Mécanisme de développement propre (MDP) relevant du ministère de l’Environnement. Résultat, l’appel d’offres pour la réalisation des ouvrages en enrochement et en acropodes faisant partie du projet a été déclaré infructueux pour des raisons de coût. Le projet sera-t-il alors remis en cause ? Wait and see.
Le constat étant fait, il est permis de souligner que la surestimation du coût du projet réside essentiellement dans le surdimensionnement des ouvrages gris inadaptés à un rivage balnéaire et dans la surévaluation de la quantité du sable d’apport pour le rechargement artificiel (1,5 millions de tonnes soit 45 000 livraisons par camions à benne).
Nonobstant leur coût, les ouvrages en enrochement et en acropodes génèreront des effets collatéraux qu’on a déjà enregistrés au sud de la marina d’El-Kantaoui où les deux épis rajoutés au sud de la jetée du port de plaisance en 1990 ont provoqué l’érosion des plages situées à leur aval. Une incohérence qui a coûté à l’État 20 millions de dinars en réparation. Ce même scénario se reproduirait à Bizerte où les épis géants projetés mettront en péril les plages de Sidi Salem située à leur aval. Les épis, du fait qu’ils engraissent d’un côté et érodent de l’autre, ne font que déplacer l’érosion d’une plage vers une plage adjacente située à l’opposé du transit sédimentaire.
Pour le cas de Bizerte, la société civile, les riverains et autres habitués des lieux qui n’ont pas encore digéré l’échec des deux dernières interventions sur le vieux port en 2003 et sur les plages des grottes en 2014 regarderaient d’un mauvais œil une telle artificialisation d’un des plus beaux rivages du pays. Ils n’accepteraient pas non plus que la protection de la corniche se fasse sur le compte des plages de Sidi Salem désormais seul rivage balnéaire de proximité facilement accessible pour les familles dépourvues d’un moyen de transport.
Parvenir à protéger durablement le littoral contre les assauts de la mer sans trop toucher à sa naturalité et à sa balnéarité tel est le défi majeur que l’Apal et les autres intervenants se doivent de surmonter.
* Ancien ingénieur du Centre technique des matériaux de construction, de la céramique et du verre (CTMCCV).