‘‘Eichmann à Jérusalem’’ : A Gaza, les Nazis ont bon dos

La notion de banalité du mal demeure mystérieuse et controversée et souffre de toutes les interprétations, du moment qu’un massacre, celui du peuple juif par l’Allemagne nazie, est érigé en génocide, seul susceptible d’être pris en considération, afin de faire oublier tous les autres génocides, notamment celui des Palestiniens par les juifs d’Israël, en les banalisant.

Dr Mounir Hanablia

En 1960, Adolf Eichmann, un ancien cadre de la SS allemande était enlevé en Argentine et exfiltré clandestinement vers Israël où il serait jugé et pendu. Ce livre, une série d’articles écrits par la célèbre philosophe Hannah Arendt, l’un des plus complexes, est un témoignage du procès ainsi qu’un questionnement de ses implications humaines, morales, politiques, et juridiques sur l’époque moderne.

La condition de l’auteure, prise en sandwich entre l’éthique juive à laquelle elle se rattache par ses origines, et les contraintes du sionisme aux origines de l’Etat d’Israël, est plutôt inconfortable. Au fil des pages elle glisse d’une attitude détachée, critique, souvent ironique, de l’Etat israélien, qui à travers sa justice a voulu ce procès dans un but de propagande (de guerre), à celle d’un part pris de plus en plus affirmé allant jusqu’ à légitimer la prétention israélienne tout à fait contestable se posant en représentant de tous les juifs du monde dès lors qu’était inévitablement tout à fait involontairement esquissé le parallèle entre les massacres perpétrés par les Nazis et ceux des Palestiniens par l’armée sioniste.

Cette évolution, ou involution selon où on se situe, peut se comprendre, dans le contexte de critiques exacerbées que ses articles avaient soulevées dans sa communauté d’origine dont quelques membres, les sionistes, avaient fini par la considérer comme «ayant la haine de soi».

Haine de soi! Implicitement ce qu’on lui reprochait c’était d’avoir démontré que des pays comme le Danemark, l’Italie, et la Bulgarie, n’avaient pas eu, contrairement à la propagande sioniste, l’antisémitisme inné, même durant la guerre; ils avaient efficacement protégé leurs citoyens juifs contre les exigences allemandes de «déplacements» à l’Est. Et on aurait pu y joindre la Tunisie alors sous autorité italo-allemande, ou bien l’Algérie et le Maroc sous celle de Vichy.

La collaboration de nombreux juifs avec les Nazis

Explicitement, on lui reprochait d’abord d’avoir mis l’accent sur la responsabilité des Conseils juifs dans les déportations et l’extermination de leurs coreligionnaires, par leur collaboration avec les Nazis. Cette collaboration avait atteint le sordide lorsque les membres les plus riches de la communauté avaient pu acquérir le droit d’immigrer en usant de corruption, et, quand ce n’est pas en convainquant leurs ouailles de se soumettre avec l’aide d’une police juive spécialement établie à cette fin, en les abandonnant à leur triste sort, et pas seulement à la fin de la guerre lorsque Himmler avait cru s’attirer la bonne grâce des alliés en mettant fin à la Solution Finale.

En cela, les sionistes qui, dès avant la guerre, grâce à leurs contacts établis avec les dirigeants du Reich, avaient pu acheter le libre passage de quelques-uns de leurs coreligionnaires en route pour la Palestine, ne s’étaient pas révélés les plus vertueux, à une époque où les Nazis estimaient que quiconque favorisait le départ des juifs ne pouvait être que leur allié.

En ce sens, les professions de foi d’Eichmann en faveur des sionistes avec qui il était en contact, tels le Hongrois Kastman, et du respect qu’ils lui inspiraient, ne doivent pas étonner. Eichmann fut donc au début celui qui «favorisait» l’émigration des juifs de Vienne, de Prague, de Berlin, de tous les territoires occupés par l’Allemagne. Mais avec la guerre et les directives (orales) données par Hitler afin de régler définitivement la question juive, et après la conférence dite de Wannsee, Eichmann, membre de l’office central de la sécurité du Reich, chargé des affaires juives, et opérant sous la direction de Kaltenbrunner et de Muller (Gestapo), s’est retrouvé comme le grand pourvoyeur des trains pour le transport ferroviaire vers les camps d’extermination de l’Est, en particulier ceux du Gouvernorat Général (Pologne).

Eichmann eut-il affaire à des responsables de la répression comme Heydrich le bourreau des Tchèques, Franck celui des Polonais, ou les tueurs des Einsatzgruppen, les nettoyeurs du front de l’Est? Certainement, mais ils ne furent jamais sous ses ordres.

A côté de cela, Eichmann fut bien l’un des responsables du camp de Theresienstadt, établi justement pour les juifs riches, ceux qui, grâce à leurs fortunes et leurs connaissances, achetaient leur liberté. Il fut donc plus un fonctionnaire SS zélé qu’un dirigeant de l’Etat Allemand.

Culpabilité établie par l’appartenance à la clique dirigeante

Malgré cela et bien qu’il n’eût été responsable d’aucun massacre, le tribunal de Jérusalem le tint pour coupable. Coupable de quoi au juste? Justement d’avoir, au vu de la loi israélienne de 1950 principalement, été un dirigeant nazi que l’Etat sioniste avait le droit et le devoir de juger et d’éliminer en tant que tel.

Ainsi, au vu de cette loi, c’est l’appartenance à la clique dirigeante nazie qui établissait la culpabilité dans le génocide, et non la responsabilité directe du massacre. C’est ce qui d’ailleurs curieusement joua en faveur de l’accusé dans celui des Tziganes, lorsque les juges rejetèrent ce chef d’inculpation retenu par le procureur, parce que selon eux on ne pouvait pas le lui imputer, faute de preuves.

Le massacre des Tziganes justifiait donc aux yeux des juges israéliens des preuves, il ne suffisait pas d’être nazi pour être confondu, contrairement à celui des juifs. Le procureur Hausner, justement un juif allemand tout comme d’ailleurs le juge Landau, n’eut de cesse de poser la question aux témoins, qu’en d’autres circonstances ont eût certainement jugée drôle, sur les raisons pour lesquelles ils ne tentèrent pas de se révolter contre leurs tortionnaires alors qu’ils étaient bien plus nombreux; un reproche qu’on ne fera jamais aux Gazaouis.

Néanmoins, Eichmann, qui qualifiait le gazage des juifs de «solution médicale» parce que selon lui elle avait été mise au point et supervisée par des médecins (?!) ne fut qu’un membre du troisième cercle du pouvoir et on ne comprend à ce titre pas l’acharnement des Israéliens, au moins par rapport à leur propre loi. On le comprend d’autant moins que l’Allemagne, son pays, refusa de demander son extradition pour le juger, tel qu’elle eût dû le faire pour n’importe lequel de ses ressortissants poursuivi à l’étranger, malgré les pressions de l’avocat Servatius. Et le fait qu’il eût été enlevé en Argentine au mépris des lois internationales constituait pour les Allemands une raison supplémentaire pour agir. Mais en Allemagne, sur 11 000 juges, la moitié avaient activement collaboré avec les Nazis quand ils n’en avaient pas fait partie, et seuls 140 avaient servi de boucs émissaires en étant renvoyés pour donner une impression de dénazification.

Un tel procès d’un important rouage de l’appareil administratif allemand eût donc été pénible pour le chancelier Konrad Adenauer, qui avait établi des relations personnelles cordiales avec le Premier ministre israélien David Ben Gourion, scellées par de substantielles réparations de guerre dont Israël avait bénéficié durant une dizaine d’années à un moment charnière de son histoire.

Ainsi, l’Allemagne n’avait pas intérêt à rappeler un douloureux passé, d’autant que sa jeunesse commençait à cette époque à culpabiliser, quand Israël avait lui besoin de mettre en exergue les liens établis entre les Nazis et le Haj Amine El-Husseini  afin de dénoncer le rôle de ceux parmi eux qui avaient fui en Egypte et en Syrie dans les programmes militaires arabes, en particulier dans le domaine de la balistique.

Le procès tout compte fait obéissait à des considérations politiques tout à fait contemporaines de son déroulement. Cela évidemment Hannah Arendt l’avait laissé entrevoir sans l’expliciter. Mais c’est dans la confusion entretenue entre crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et génocide, que ce procès et le livre qui en fait état furent à mon avis les plus sujets à controverse.

Intérêt de la puissance américaine et de l’«Ordre» International

Aujourd’hui à Gaza alors qu’un dixième de la population, principalement des femmes et des enfants, ont été tués ou blessés et que après plus de dix mois la tuerie ne cesse pas, les grandes puissances occidentales arguent du droit d’Israël de se défendre et nient tout génocide.

Hannah Arendt avait déjà distingué des nuances entre des crimes de masse (massacres) qui ne s’imposent pas, qualifiés de génocides, et ceux que des nécessités, militaires ou coloniales, rendent nécessaires pour la survie de l’État.

Tout démontre le caractère subjectif de cette classification apparemment basée sur le mobile de la guerre; pour un nationaliste chauvin tel Slobodan Milosevic, la destruction des musulmans de Bosnie et du Kosovo ne fut jamais le génocide ethnique pour lequel il a été finalement jugé à la Haye, à l’instigation du gouvernement américain auteur d’une agression militaire contre la Serbie en 1999, mais une conséquence de la guerre imposée à la nation serbe par les nécessités de sa survie. Ainsi ce n’est même pas le mobile de la guerre qui la disculpe de l’accusation de génocide, mais l’intérêt de la puissance américaine, autrement dit  l’Ordre International qu’elle garantit.

Si on veut savoir à quelle école Joe Biden a été afin de déterminer l’origine de sa politique à Gaza, inutile d’aller plus loin; dans le contexte, le triomphe rencontré par le génocidaire Netanyahu dans l’enceinte du Congrès américain n’est nullement le fruit du hasard ou d’une méconnaissance de l’histoire. Et les regrets exprimés par l’auteure sur l’entêtement des Israéliens à juger seuls cet Allemand, Eichmann,  selon elle de peu d’importance et à l’intellect limité hors le cadre international que la notion de crime contre l’humanité eût dû imposer, ne constitue que l’arbre qui cache la forêt; on ne voit d’ailleurs pas pourquoi la justice internationale eût dû se mobiliser contre un personnage décrit comme médiocre, mais selon elle, il fallait instaurer les mécanismes nécessaires afin que l’ensemble des nations réagisse à la menace d’annihilation pesant sur l’une quelconque d’entre elles.

Peut-on dès lors encore parler de «banalisation du mal» à propos des individus ordinaires capables du pire lorsque le contexte s’y prête, c’est-à-dire quand ils ne sont pas doués d’une conscience assez forte pour refuser l’autorité de la hiérarchie, lorsque cela s’impose? Il est vrai que les fonctionnaires susceptibles de désobéir à des ordres inhumains ne sont pas très nombreux, quel que soit le pays auquel on se réfère.

«Beaucoup d’Allemands» étaient des gens bien (dixit Ben Gourion)

Cette notion de banalité du mal demeure mystérieuse et controversée et souffre de toutes les interprétations, du moment qu’un massacre, celui du peuple juif, est érigé en génocide, seul susceptible d’être pris en considération, afin de faire oublier tous les autres, en les banalisant. Pour tout dire, c’est l’Allemagne, autrement dit l’Etat allemand, qui juridiquement eût dû se retrouver au ban de l’humanité pour peu que, abstraction faite de la nécessité d’Etat et des ordres supérieurs, un état possédât  jamais le pouvoir d’en juger un autre. Mais pour Ben Gourion «beaucoup d’Allemands» étaient des gens bien, une opinion qu’il n’a visiblement jamais partagée sur les Arabes, ainsi que l’a reconnu l’auteur de ce livre.

L’étroite collaboration de cette dernière avec philosophe Martin Heidegger n’a été que le prélude à la coopération qui aujourd’hui lie Israël à l’Allemagne, un pays qui en plus de l’aide militaire fournie à l’agresseur dans la guerre à Gaza, persécute sur son territoire tous ceux qui expriment des opinions favorables au mouvement national palestinien.

L’Allemagne auteur d’un génocide collabore à un autre pour faire oublier sa responsabilité dans le premier, et n’a de ce fait pas apuré son contentieux avec son passé meurtrier. Il est vrai que tant que le nazi Heidegger en est arrivé, après la guerre et la chute de Hitler, à considérer les chambres à Gaz comme une simple conséquence du modernisme, sans soulever d’objections de la part de celle qui fut son étudiante et maîtresse, il y a lieu de se poser des questions sur «l’industrie de l’Holocauste» (selon les termes de Finkelstein), qui aujourd’hui vaut à la politique criminelle de l’Etat israélien les soutiens militaire, financier, et diplomatique internationaux nécessaires, ainsi que l’impunité totale.

* Médecin de libre pratique.

‘Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal’’, de Hannah Arendt, traduit de l’anglais par Anne Guérin, Révision par Martine Leibovici et présentation par Michelle-Irène Brudny-de Launay, collection Folio histoire (n° 32), éd. Gallimard, Paris 22 mai 1991, 528 pages,