Que se passe-t-il en Libye? La situation est critique et le pouvoir du roublard Abdulhamid Dbeibah et de son acolyte le très souriant Mohamed Younes Al-Manfi semble plus précaire que jamais. Cependant, pour comprendre la tambouille de la politique-politicienne libyenne, il faut des nerfs d’acier, beaucoup de concentration et du souffle. Décryptage.
Imed Bahri
La revue américaine The National Interest a publié un article de Joshua Yaphe qui fut analyste senior au Bureau of Intelligence and Research du Département d’État américain et qui fait partie de la communauté du renseignement aux États-Unis. Il y était spécialiste du monde arabe.
Yaphe affirme qu’Abdulhamid Dbeibah, l’inamovible Premier ministre du gouvernement d’unité nationale basé à Tripoli, se trouve aujourd’hui en pleine tempête, est le visage politique de l’une des familles d’affaires les plus riches qui a réussi la transition du régime despotique de Mouammar Kadhafi au paysage actuel fait de milices et de Conseils. Au cours des trois dernières semaines, il a réussi à s’aliéner les milices qui constituent la base du pouvoir la plus vitale de son pouvoir et la communauté internationale sur laquelle il compte largement pour sa légitimité.
Yaphe estime que Dbeibah pensait peut-être qu’il pourrait d’une manière ou d’une autre unir les factions rivales et augmenter la part de son gouvernement dans les ressources nationales concentrant ainsi le pouvoir et soulignant son importance et son irremplaçabilité.
Cependant, ses dernières démarches sont probablement un vain effort pour empêcher son inévitable licenciement, lui permettant de gagner plus de temps pendant lequel il peut créer l’apparence d’un homme maître de son propre destin tout en espérant que les circonstances changeront et que sa fortune s’améliorera.
Des arrangements trop temporaires
L’auteur fait référence au gouvernement d’unité nationale formé en février 2021 pour tenter de réformer et de revitaliser le gouvernement de Tripoli après deux tentatives de l’armée nationale de Khalifa Haftar de s’emparer de la capitale. Cela était conforme à l’esprit de l’accord politique de 2015 qui a fait du Conseil présidentiel une branche exécutive centrale à Tripoli et du Conseil suprême de l’État un organe consultatif coordonnant les décisions entre les deux gouvernements de l’est et de l’ouest de la Libye.
Tous ces arrangements ont toujours été temporaires dans l’esprit des États membres du Conseil de sécurité de l’Onu qui envisageaient d’avancer rapidement vers des élections (dont tout le monde parle tout le temps depuis plus d’une décennie et qui n’arrivent jamais) au cours desquelles le peuple libyen pourrait exprimer sa volonté quant à l’avenir du pays.
Le Maroc a accueilli les pourparlers de la Commission 6+6 qui n’ont pas réussi à fournir une feuille de route pour les élections de juin 2023 mais ont réussi à émettre des recommandations pour un ensemble de mesures et de réglementations qui devraient plaire aux deux parties.
Le gouvernement de l’Ouest (Haftar) a fait de vagues promesses d’organiser des élections avant le Jour de la Révolution, le 17 février, et le gouvernement de l’Est a souligné à plusieurs reprises qu’il soutiendrait les élections après la formation d’un gouvernement d’unité plus large. Cependant, les élections n’ont jamais été dans l’intérêt d’aucun de ces acteurs du pouvoir et par conséquent, elles resteront probablement reportées indéfiniment.
Actuellement, ce sont des familles puissantes de l’Ouest et de l’Est qui dominent et chacune d’elles possède ses propres institutions les utilisant comme plate-forme pour élargir les lignes clientélistes tandis que les Nations Unies et les consommateurs internationaux de pétrole sont les otages de leurs agendas locaux.
En ce sens, le calme relatif de la période depuis 2021 a donné un répit aux principaux acteurs politiques et militaires pour s’établir et explorer des intérêts communs. Les Émirats arabes unis ont contribué à trouver un accord entre Haftar et Dbeibah sur le partage des revenus pétroliers. Dans le même temps, la Turquie et la Russie ont atteint une détente qui leur permet d’étendre leurs bases militaires respectivement dans les régions de l’Ouest et de l’Est.
Les calculs biaisés de Dbeibah
Cependant, au cours du mois dernier, Dbeibah a provoqué un déséquilibre et provoqué des réactions si fortes qu’il ne parviendra peut-être pas à rétablir l’équilibre. Il a effectivement pris le contrôle de la Banque centrale, peut-être dans le but d’obtenir une plus grande part du budget et de garantir l’accès aux réserves de change. Il a également tenté d’unifier la structure de commandement et d’imposer son autorité sur les milices de Tripoli, peut-être pour tenter de rassurer ses alliés politiques et l’opinion publique sur le fait qu’il était toujours aux commandes.
Al-Manfi, proche allié de Dbeibah à la tête du Conseil présidentiel, a prononcé un discours le 18 août (Journée des forces armées) dans lequel il a appelé à l’unification des milices et, en sa qualité de commandant suprême des forces armées, a appelé à la toute première réunion des commandants et des chefs du renseignement. Le 23 août, Dbeibah a lancé un comité supérieur chargé des dispositions sécuritaires, dirigé par le ministre de l’Intérieur Imad Trabelsi, qui a immédiatement ordonné à toutes les milices d’évacuer les bâtiments gouvernementaux dans les vingt-quatre heures.
Le 16 août, le Conseil présidentiel a voté à l’unanimité la destitution du gouverneur de la Banque centrale, Sadiq al-Kabir, au motif que son mandat était expiré depuis longtemps et la nomination d’un nouveau conseil d’administration. Il a également annoncé la formation d’un comité chargé d’enquêter sur la mauvaise gestion de la Banque centrale et sur la nécessité d’une répartition équitable des revenus de l’État.
Lorsque des hommes armés sont arrivés pour s’emparer du siège de la Banque centrale à Tripoli, ils ont trouvé le bâtiment fermé et les employés en congé à cause d’un jour férié prolongé selon une vidéo publiée sur les réseaux sociaux.
Muhammad Al-Shukri, qui avait été nommé à ce poste en 2018 mais n’a jamais assumé ces fonctions, a cette fois rejeté l’offre. Le vice-gouverneur Abdel Fattah Ghaffar est désormais aux commandes, quoique temporairement, tandis que divers représentants des deux gouvernements explorent l’idée de parvenir à un compromis qui rassurerait les marchés internationaux.
Yaphe estime que Dbeibah et ses alliés ont imposé ces mesures dans l’espoir qu’elles refléteraient leur influence et leur objectif et confirmeraient qu’elles sont indispensables à la stabilité dans l’Ouest de la Libye et ne peuvent être remplacées au pouvoir ce qui n’est en fait pas vrai car la loyauté des milices à Tripoli ne s’étend que dans la mesure où elles reçoivent leurs salaires.
Si Dbeibah pariait que les milices se détestaient plus qu’elles ne le détestaient et que sa promesse d’une plus grande part du budget national galvaniserait leur confiance en lui, il serait probablement déçu.
Néanmoins, Dbeibah est un homme politique sérieux et ses récentes décisions ont peut-être été motivées non pas par une estime exagérée de sa propre valeur mais par la peur de son éviction imminente du pouvoir. Il ne peut pas rivaliser avec l’Est de la Libye en termes de ressources naturelles ou d’investissements directs étrangers et cela apparaît clairement lorsque les images de longues files d’attente devant les stations-service de l’Ouest et de promoteurs immobiliers émiratis signant des accords pour de grands projets à Benghazi se propagent dans les journaux et les médias sociaux. Mais en même temps, cette mesure intervient au moment où le Conseil suprême de l’État fait face à de sévères critiques. Le mémorandum d’accord qu’il a signé en mars, donnant à la Turquie une grande latitude pour déployer ses forces en Libye, a été vivement critiqué comme une forme de néocolonialisme lorsque les détails ont été rendus publics le 12 août.
Et comme si tout cela ne suffisait pas à la tambouille libyenne, un autre vaudeville vient d’avoir lieu. L’allié de Dbeibah à la tête du Conseil suprême de l’État, Mohamed Takala, a perdu face à son rival Khaled Al-Mishri au deuxième tour du scrutin le 6 août et a dépassé la durée de son mandat. Takala a fait appel aux tribunaux et maintenant lui et Al-Mishri tentent de convoquer une réunion du conseil en tant que présidents rivaux. S’il est pleinement habilité, Al-Mishri pourrait parvenir à un accord avec Aguila Saleh, le président de la Chambre des représentants dans l’est de la Libye, et s’efforcer de convaincre les Nations Unies de la nécessité d’un nouveau gouvernement d’unité avant les élections.
Khalifa Haftar pousse ses pions
Khalifa Haftar, Aguila Saleh, Oussama Hammad et d’autres à l’Est attendent le bon moment espérant que Dbeibah trébuche. La Chambre des représentants a fait des déclarations sans fin déclarant illégale la destitution du gouverneur Sadiq Al-Kabir, le Conseil présidentiel illégitime, le placement de l’exploitation des gisements de pétrole dans une situation de force majeure, le transfert du titre de Commandant suprême des forces armées, etc.
Tout au long de ce mélodrame, Saddam, le fils de Haftar, a mené ses forces terrestres lors de patrouilles dans le désert pour attaquer les trafiquants de drogue et les trafiquants d’êtres humains dans le sud afin de montrer au public que pendant que les politiciens se chamaillent, sa famille réalise des progrès tangibles dans le renforcement de la sécurité des frontières et de la sûreté publique. Tant que la Chambre des représentants reste unie, que le successeur de Haftar, Oussama Hammad, se présente comme une alternative fiable et que Haftar reste disposé à servir en tant que médiateur entre les factions, le gouvernement de l’Est peut observer et attendre.
En fin de compte, Yaphe estime que Dbeibah peut créer de nouvelles structures de sécurité, fermer le siège de la banque centrale et contourner le large consensus qui a soutenu l’accord politique de 2015 et toutes les tentatives de dialogue national depuis lors. Il pourrait même tenter d’organiser un référendum sur une Constitution avec des élections partielles cet hiver même si ces élections n’auront lieu qu’à l’Ouest et que leur légitimité sera menacée.
Cependant, ces mesures ne permettront à Dbeibah que de gagner six mois supplémentaires au gouvernement. Les trois dernières semaines ont montré que la situation est volatile et instable. Dbeibah et ses alliés ont outrepassé leur autorité et la communauté internationale ne veut pas lui faire un chèque en blanc.