Tunisie: le secteur bancaire face à des vents contraires

L’agence Fitch-Solution a publié récemment un rapport de 35 pages sur l’état des lieux des investissements et du commerce en Tunisie. Dans ce rapport, le secteur bancaire tunisien a mérité un intérêt particulier, et le portrait qu’en fait Fitch est peu rassurant. Tout indique que ce secteur fait face à des vents contraires, accentuant les risques qui fragilisent encore plus l’investissement et plombent davantage la croissance. Décryptage…

Moktar Lamari *

Le rapport recense 29 banques, dont 22 onshore et 7 offshore. Les banques onshore comprennent 17 banques commerciales, 3 banques islamiques et deux banques de microcrédit et de financement des PME. Malgré cet effectif élevé par rapport à la taille économique du pays, Fitch déplore la présence de seulement 20 agences bancaires pour 100 000 adultes.

A l’aune de cet indicateur, la Tunisie arrive avant-dernier de tous les pays de la région Mena par habitant, après l’Iran. Les agences bancaires sont concentrées dans les régions urbaines à fortes densités humaines.

Selon ce rapport, les banques tunisiennes excluent de leurs services deux Tunisiens adultes sur trois. Seulement deux adultes sur cent disposent d’une carte de crédit. Ajoutant que les frais élevés des services bancaires dissuadent de nombreux citoyens à faire affaire avec les banques, préférant le secteur informel.

Des banques faiblement capitalisées

Les banques tunisiennes sont mal perçues par les Tunisiens. On apprend qu’elles sont faiblement capitalisées et ont une forte proportion de prêts non performants en raison de l’utilisation de l’héritage des banques comme soutien aux secteurs «stratégiques» par le gouvernement.

Les banques publiques, qui dominent le secteur bancaire et représentent près de 40% du total des actifs bancaires, ont été particulièrement exposées aux chocs ayant secoué les secteurs du tourisme, les PME et l’agriculture dans ses différentes branches productives.

Les banques sont fragilisées par l’importance de leur stock d’actifs douteux, ce qui limite leur capacité à fournir un financement adéquat aux entreprises.

Le gouvernement emprunte également de plus en plus auprès des banques locales pour financer son déficit budgétaire. L’épargne est ainsi déroutée de l’investissement, pour financer les salaires des fonctionnaires.

Par conséquent, les entreprises tunisiennes sont confrontées à une faible disponibilité du crédit et à des conditions de prêt médiocres.

Les coûts d’emprunt restent très élevés pour les entreprises du pays, les taux d’intérêt sont exorbitants depuis des années. La Banque centrale semble être résolue à maintenir son taux directeur à 8,00%, son plus haut niveau depuis 2006, sur 2024 et 2025.

Fitch ajoute que si les pressions inflationnistes décourageront la Banque centrale d’assouplir sa politique monétaire, la faiblesse de la croissance économique et les inquiétudes concernant la santé des finances publiques devraient également empêcher celle-ci de resserrer davantage sa politique monétaire à court terme. La Banque centrale est ainsi prise en étau, par ces «vents contraires».

Le «resserrement» monétaire

Cependant, le rapport précise que si «l’inflation devait fortement augmenter en raison d’une dépréciation attendue pour le dinar, d’une flambée des prix du pétrole ou d’une hausse des coûts de transport maritime due à des risques géopolitiques accrus, la banque centrale est ainsi mal prise et serait contrainte de resserrer encore plus sa politique monétaire pour contenir les pressions sur les prix».

Néanmoins, les niveaux élevés d’intervention gouvernementale maintiennent les taux d’emprunt aux privés à un niveau bas, empêchant les banques de fixer correctement le prix de leurs portefeuilles de prêts, incitant à la restriction de l’octroi de crédit.

Alors que la concurrence entre de nombreuses banques tunisiennes a pour effet d’abaisser les taux d’intérêt observés, les banques imposent souvent aux prêts des conditions qui génèrent aux emprunteurs des coûts beaucoup plus élevés que ne le suggèrent des taux d’intérêt plus bas observés. Des coûts indirects s’ajoutant, pour augmenter les risques liés aux transactions.

En particulier, les PME sont souvent confrontées à des exigences élevées en matière de garanties. Dans l’ensemble, ces facteurs ont fait en sorte que les entreprises ont beaucoup de difficulté à accéder au capital.

En 2021 (dernières données disponibles), seulement 35,7% de la population tunisienne avait un compte dans une institution financière, et 13,7 % ont déclaré que des coûts prohibitifs les avaient empêchés d’ouvrir un compte. Dans le même ordre d’idées, seulement 20,4% de la population tunisienne âgée de 15 ans et plus possédait une carte de débit, ce qui montre les faibles taux d’inclusion financière dans le pays.

En raison des coûts d’emprunt élevés et de l’accès limité au crédit, moins de 9,9% de la population avait emprunté de l’argent auprès d’une institution financière formelle, et un négligeable 2,4% possédait une carte de crédit. Il faut donc dans le décile le plus haut de l’échelle sociale pour bénéficier d’un emprunt.

La Bourse laissée pour compte

Les marchés financiers tunisiens jouent un rôle relativement insignifiant dans l’octroi de financements par rapport au secteur bancaire.

Le marché des actions ne représente que 15% de l’ensemble des financements de l’économie et peu capitalisé. La capitalisation boursière de la Bourse de Tunis s’élevant à 7,8 milliards de dollars à la fin de l’année 2023.

Le volume des transactions à la Bourse de Tunis est exceptionnellement faible, et il n’y avait que 78 sociétés cotées à la fin de l’année 2023, les institutions financières représentant un tiers de la capitalisation boursière.

De plus, il n’existe pas de véritable marché obligataire, ce qui rend les entreprises fortement dépendantes du secteur bancaire.

Les investisseurs étrangers sont autorisés à acheter des actions d’entreprises résidentes ou à acheter des investissements indirects par l’intermédiaire de fonds communs de placement établis. Les étrangers non-résidents peuvent également acheter librement jusqu’à un maximum de 49,99% d’actions de sociétés cotées ou non cotées.

Tout achat au-delà de ce plafond est soumis à l’approbation du Conseil supérieur de l’investissement. L’administration a mis en place un environnement favorable à la bourse en matière de fiscalité.

Les dividendes, les intérêts de dépôts, les titres en devises et en dinars convertibles, ainsi que les plus-values réalisées par des investisseurs étrangers non-résidents et non établis en Tunisie ne sont pas soumis à l’impôt.

Selon Fitch, la courbe des taux des obligations d’État tunisiennes a des échéances allant jusqu’à 15 ans, avec cinq points de référence le long de la courbe. Le marché obligataire dispose d’une base d’investisseurs croissante et diversifiée, avec une présence marginale d’investisseurs étrangers.

Le marché obligataire est constitué de bons du Trésor à court terme, d’obligations équivalentes à des bons du Trésor assimilables et d’obligations d’entreprises.

Le gouvernement tunisien, par l’intermédiaire de son agent émetteur le Trésor, crée régulièrement et de manière croissante de la dette.

En ce qui concerne le marché des obligations d’entreprise, la plupart des grandes entreprises tunisiennes émettent de la dette tout au long de l’année, en fonction de la liquidité disponible sur les marchés de capitaux.

Les institutions financières sont les plus actives parmi les émetteurs non gouvernementaux. Bien que l’activité sur le marché secondaire ait augmenté ces dernières années, le marché reste largement  non liquide.

Les nouveaux «diktats»

Par ailleurs, les informations issues de certains responsables bancaires en Tunisie, ne sont pas plus rassurantes. Tout indique que 3 mesures nouvelles sont en gestation ou même en début d’application.

La première mesure consisterait à imposer aux banques de financer les entreprises communautaires («charikat ahliya»), sans garanties et au taux de 5%. Évidemment, la rentabilité de ces entreprises gérées de manière communautaire n’est pas toujours évaluée correctement, et le rendement moyen attendu ne dépassera guère le taux de croissance de l’économie de son ensemble, 2-3% au meilleur des cas.

Une deuxième mesure consiste à réserver 8% des bénéfices bancaires pour prêter aux familles nécessiteuses sans garanties et sans intérêts. Cette mesure ne précise pas si ces prêts vont principalement être destinés exclusivement aux investissements ou aussi la consommation.

Enfin une troisième mesure vise à réduire le taux d’intérêt de moitié (ou presque) pour ceux qui ont contracté des crédits logements et qui ont déjà payé 3 ans d’intérêts. Il faut dire que les taux d’intérêt en vigueur (13-16%), ne permettent pas de relancer le logement et le bâtiment de manière générale. Les citoyens ainsi que les promoteurs immobiliers ne peuvent fonctionner de manière optimale avec les taux d’intérêt du marché.

Certes, les banques tunisiennes accumulent les profits et multiplient les pratiques rentières (cartelistes), mais ces mesures nouvelles peuvent les atteindre en plein dans leurs plans d’affaires, mettant dans l’embarras le gouvernement et le gouverneur de la Banque centrale, premier responsable des politiques monétaires en Tunisie.

Le projet de loi sur la BCT va ajouter une autre dose de risque sur le système bancaire et financier de la Tunisie.

Tous ces changements en gestation ne font pas réagir la Banque centrale qui garde le silence et ne fait pas le nécessaire pour rassurer le secteur bancaire et ses actionnaires.

Les risques d’un doom loop (une spirale économique négative) est présent, et pour deux raisons. Une, le poids des engagements bancaires vis-à-vis de l’Etat et des entreprises politiques est grandissant, de plus en plus insupportable. Deux, la refonte de la Loi sur l’indépendance de la Banque centrale peut renforcer les incertitudes et précipiter le désengagement des actionnaires du système bancaire.

La Banque centrale doit sortir de son mutisme et rassurer les marchés, en conférence de presse ou par des communiqués étayés et donnant franchement la position de son conseil d’administration. De tels communiqués doivent éclairer sur les nouvelles mesures politiques qui peuvent ébranler la viabilité de certaines banques et altérer leur vitalité pour les prochains mois et années.

* Economiste universitaire.

Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T  

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