Le maintien du taux directeur de la BCT : une décision irresponsable

Tous les acteurs économiques, qu’ils soient des entreprises ou des ménages ou des investisseurs ou des importateurs ou exportateurs, ont été déçus par la dernière décision de la Banque centrale de Tunisie (BCT) de maintenir son taux directeur à 8%. Pendant plus de deux ans, ces acteurs espéraient et appelaient de tous leurs vœux une baisse significative de celui-ci, afin de desserrer l’étau qui, avec des taux débiteurs de 12% et même 14% appliqués par les banques à leurs clients, étouffe leur activité et handicape leur développement.

Dr Sadok Zerelli *

Je fais partie de ces déçus, pour des raisons fort différentes qui relèvent de ma formation   d’économiste, spécialiste en économie monétaire, et de l’amer constat que toutes les théories que moi-même et d’autres collègues ont enseigné pendant des années à nos étudiants ne servent finalement à rien au niveau des politiques économiques effectivement appliquées, au point qu’il m’arrive parfois de me demander s’il n’aurait pas mieux valu fermer la Faculté des sciences économiques et tous ces institut supérieurs de gestion…

Sans tomber dans le piège du jargon technique et des analyses théoriques incompréhensibles pour le commun des mortels, il est nécessaire d’expliquer par les mots les plus simples pourquoi cette décision est erronée et même irresponsable, compte tenu de son impact négatif sur l’environnement économique et le monde des affaires, qui sont déjà assez moroses et n’avaient pas besoin d’une telle décision pour le devenir davantage.

Ainsi, il faut savoir que toute la politique monétaire appliquée par la BCT, depuis la loi de 2016 qui lui accorde son indépendance, est basée sur l’accroissement continue de son taux directeur, qui a été augmenté à sept ou huit reprises depuis 2017, dans l’espoir d’arriver à maîtriser l’inflation.

L’échec cuisant de la politique monétaire

Les fondements théoriques de cette politique monétaire se trouvent dans la fameuse équation quantitative de la monnaie, élaborée par l’économiste américain Milton Friedman, qui lie le niveau général des prix au volume de la masse monétaire en circulation, à la condition que la vitesse de circulation de la monnaie (nombre de fois où un dinar de monnaie fiduciaire ou scripturale change de mains dans une période de temps donnée) reste constante à court terme.

Même si la validité de cette équation, qu’on appelle aussi l’équation de Cambridge, ne fait pas de doute et qu’elle a été appliquée avec succès dans beaucoup de pays développés, notamment aux Etats-Unis et en Europe, son application en Tunisie s’avère depuis plusieurs années un échec cuisant.

En effet, la condition de base pour que cette politique monétaire, recommandée par le FMI, réussisse est que la vitesse de circulation de la monnaie reste constante d’une période à l’autre, ce qui n’est point le cas en Tunisie. L’explication est à rechercher dans la place qu’occupe le secteur informel dans l’économie tunisienne (certains experts l’estiment à 54% du PIB) et dans le fait que seuls 35% des ménages tunisiens ont un compte bancaire et la majorité préfère donc régler toutes ses transactions en espèces (alors que ce pourcentage atteint 98% dans les pays développés).

En fait, tout se passe comme si, lorsque la BCT augmente son taux directeur, et que les banques commerciales s’empressent de répercuter automatiquement aux taux débiteurs qu’elles appliquent à leurs clients, le nombre et le volume des transactions dans le secteur informel qui sont payées en espèces s’accroissent, annulant ainsi l’effet restrictif sur la masse monétaire que l’augmentation du taux directeur est censée avoir.

Cette explication me semble tellement évidente pour tout économiste qui mérite ce nom et maîtrise un tant soit peu la théorie monétaire, qu’elle me rappelle la fameuse réplique de Sherlock Holmes  «C’est élémentaire mon cher Watson»!

Mais j’irais plus loin. A supposer que la BCT avait raison d’augmenter continuellement son taux directeur pour réduire le taux d’inflation, celui-ci ayant été réduit à 6,7% actuellement après avoir atteint 11,3% il y a près de deux ans, soit une baisse d’environ 40%, n’est-il pas temps de baisser aussi son taux directeur, ne serait-ce que de quelques dizaines de points, pour relancer un tant soit peu l’activité économique et les investissements qui n’ont jamais atteint des niveaux aussi bas? C’est une question que tout un chacun, même en s’inscrivant dans la logique de la BCT, est en droit de se poser. 

L’inflation n’est pas du seul ressort de la BCT

L’argument selon lequel il faut garder un taux directeur aussi élevé pour faire baisser davantage l’inflation ne tient pas la route pour au moins trois raisons.

La première est que la lutte contre l’inflation ne relève pas de la compétence exclusive de la BCT, au point de s’attribuer les lauriers d’une baisse même relative de celle-ci. En effet, tous les départements ministériels assument une part de responsabilité dans le processus inflationniste dans le sens où ils sont appelés à mettre en place, chacun dans son secteur, une politique qui permet l’accroissement de la production pour réduire les pénuries de produits (première source d’inflation) tout en réduisant les coûts de production (deuxième source d’inflation). En particulier, le département du commerce assume une responsabilité particulière dans le domaine de la lutte contre l’inflation dans le sens où il doit veiller à assainir les circuits de distribution et lutter efficacement contre la spéculation (troisième source d’inflation), comme ne cesse de le réclamer le président de la république dans tous ses discours.

La deuxième raison est que la baisse toute relative de l’inflation semble due, non pas au niveau élevé du taux directeur et son impact sur la masse monétaire en circulation, comme semble le croire les dirigeants de la BCT, mais davantage à l’accroissement du chômage, au blocage des salaires et à la baisse du pouvoir d’achat des agents économiques qui ont engendré une demande finale plus faible.

La troisième raison est d’ordre méthodologique et stratégique : les dirigeants de la BCT n’ignorent certainement pas que les taux officiels d’inflation, tels que publiés par l’INS, sont des indicateurs biaisés qui ne reflètent pas l’inflation réelle ressentie par les agents économiques et sur laquelle ils basent leurs décisions de consommation, de production et d’investissement.

Un taux d’inflation inexact car sous-évalué

En effet, la méthodologie de calcul de cet indicateur par l’INS est basée sur un «panier de la ménagère» qui est censé refléter la structure de consommation d’un ménage moyen en Tunisie, qui date des années 1970 et qui n’a jamais été actualisé depuis. Dans ce panier, la consommation de pain et de pâtes constitue environ 30% du budget de consommation d’un ménage, ce qui n’est plus le cas depuis de nombreuses années, sous l’effet de l’amélioration du niveau de vie et du matraquage publicitaire notamment. Comme il s’agit de produits subventionnés, dont les prix restent constants, cela tire vers le bas l’indice général des prix et aboutit à deux taux d’inflation officiels qui sont loin de refléter l’inflation réelle que chacun et chacune peut ressentir dans sa vie quotidienne (voir à ce sujet mon article publié sur ce sujet dans Kapitalis et intitulé : «Les statistiques officielles : une forme de mensonges scientifiques»).

En effet, qui peut croire à une baisse de l’inflation,  qui est officiellement et selon l’INS passée de 11,3 % il y a peine deux ans à 6,7% en glissement annuel le mois dernier, lorsque le prix d’un litre d’huile d’olive a atteint 25 dinars dans un pays qui en est le troisième producteur mondial, ou que le kilogramme de viande ovine a atteint 50 dinars dans un pays où le SMIG ne dépasse pas 450 dinars, ou que le kilogramme de sardines (appelée «poisson du peuple») a dépassé 14 dinars dans un pays qui a 1200 km de côtes… Et encore, je ne parle pas des fruits qui sont introuvables à moins de 7 dinars le kilogramme dans un pays où l’agriculture occupe la première place dans l’économie!

Face à cette réalité que personne ne peut nier, maintenir un taux directeur à un niveau aussi élevé qui hypothèque l’investissement et la croissance économique, sur la base du suivi de ce seul indicateur publié par de l’INS que tout économiste digne de ce nom sait qu’il est biaisé, relève de l’irresponsabilité.

Pire, se vanter d’avoir soi-disant réussi à réduire l’inflation, grâce à sa politique monétaire restrictive et des taux directeurs élevés, comme le font les responsables de la BCT dans leurs déclarations aux médias, est une insulte à l’intelligence des Tunisiens, particulièrement les économistes d’entre eux, et un affront à la ménagère qui va tous les jours au marché pour rentrer son couffin de plus en plus vide pour le même budget de dépenses!

Le naufrage de la profession de journaliste

Je ne terminerais pas cet article critique de la dernière décision de la BCT de maintenir son taux directeur à un niveau élevé, sans mentionner un fait particulièrement frustrant pour un économiste de la «vieille école» comme moi, une espèce en voie de disparition… Il concerne le parti-pris des médias en faveur des politiques économiques officielles et l’absence de tout débat contradictoire sur ces questions pourtant déterminantes pour le niveau de vie de la population et l’avenir des générations futures. Que les médias publiques le font par soumission au pouvoir en place pourrait se comprendre (et encore, cela se discute d’un point de vue déontologique), mais que des radios et des chaînes de TV privées n’invitent à leurs émissions et programmes que les mêmes économistes qui débitent des banalités et ne font qu’applaudir les politiques économiques officielles sans aucun esprit critique, est un triste indicateur du naufrage de la profession de journaliste et de l’espace médiatique audiovisuel dans ce pays. Sans une presse et des médias libres et ouverts à tous les avis d’experts, au moins sur des questions aussi techniques, il n’y a point de salut car ce n’est pas moi mais bien Descartes qui disait que «De la contradiction naît la vérité».

En conclusion et sans m’aventurer sur le terrain miné de la politique, j’aimerais partager deux déceptions. La première est que pendant des années, j’avais attribué cette politique monétaire restrictive basée sur des taux directeurs élevés aux convictions personnelles d’économiste monétariste appartenant à l’Ecole de Chicago de l’ancien gouverneur. Or, je constate que le changement de gouverneur par un nouveau qui a un profil diffèrent n’a pas engendré un changement de la politique monétaire. A quoi sert-t-il alors?

La deuxième déception est quand  le président de la république a reçu la semaine dernière et à deux reprises le gouverneur de la BCT, j’avais espéré qu’en tant que chef de tout l’Etat et premier responsable de la politique économique et financière du pays, y compris celle menée par la BCT malgré l’indépendance que lui accorde la loi de 2016, il lui donnerait des instructions pour baisser le taux directeur de plusieurs centaines de points et de le ramener à un niveau comparable avec celui de pays concurrents tels que le Maroc, la Jordanie et la plupart des pays africains (de l’ordre de 4%). Dans une période électorale où il est candidat à sa propre réélection, une telle mesure parfaitement justifiée sur le plan économique aurait accrue sa popularité tout en constituant un ballon d’oxygène pour les entreprises et les ménages qui ne cessent de payer les conséquences des décisions irresponsables prises par certains responsables. Il faut savoir qu’une telle décision de baisse significative du taux directeur de la BCT ne serait «préjudiciable» qu’aux banques commerciales qui réaliseraient moins de bénéfices sur le dos de l’Etat, lors de leur souscription aux bons du trésor émis par celui-ci pour financer son déficit budgétaire. Comme elles en ont largement profité depuis le temps que la BCT a commencé à accroitre son taux directeur (2017), elles ne seraient pas à plaindre. Au lieu de cela, il paraît, d’après les communiqués officiels publiés par la présidence de la république, qu’il n’a évoqué avec lui que la question du financement des associations par des pays étrangers et la nécessité de les poursuivre judiciairement, comme si mettre en prison les responsables de ces associations relancerait l’investissement, créerait des emplois et donnerait à manger à ceux qui ont faim et qui sont légions…

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