Eva Joly, mémoires d’une magistrate dans la mêlée

Dans ‘‘J’ai passé une nuit d’hiver dehors’’, ses mémoire parues en novembre 2024, Eva Joly publie un récit introspectif mêlant souvenirs d’enfance, chroniques de ses débuts en magistrature et réflexions sur son parcours. «En Norvège, pour désigner celui ou celle qui a survécu à une épreuve hors norme, nous disons qu’il ou elle a passé une nuit d’hiver dehors», dit-elle pour expliquer le titre de son livre. (Photo: Eva Joly avec l’auteur de l’article à Tunis en 2013).

Djamal Guettala  

Magistrate franco-norvégienne, ancienne députée européenne et candidate écologiste à la présidentielle en France, Eva Joly revient sur les épreuves marquantes de sa vie, notamment l’affaire Elf et les nombreuses pressions qu’elle a subies. Mais ses mémoires, qui privilégient l’intime, laissent de côté plusieurs engagements politiques majeurs. Oubli ? Mémoire sélective ? Omission délibérée ?

Le livre s’ouvre sur ses premiers pas dans la magistrature, un milieu où elle a dû s’imposer en tant que femme et en tant qu’étrangère. Elle raconte comment elle a appris à naviguer dans cet univers rigide, son évolution au sein de l’appareil judiciaire et les premiers dossiers qui l’ont marquée.

Mais c’est l’affaire Elf qui occupe une place centrale dans son récit. Eva Joly décrit l’épuisement, les campagnes de presse violentes, les menaces et la protection policière qui a duré six ans. Cette période est aussi marquée par un drame personnel : en 2001, en pleine instruction du dossier Elf Aquitaine, l’entreprise pétrolière impliquée dans de nombreuses affaires politico-financières, son ex-mari, Pascal Joly, se suicide. Cet événement la pousse à quitter la France pour retourner en Norvège, où elle poursuit son engagement dans la lutte contre la corruption, notamment au sein de l’Agence norvégienne de développement et de coopération (Norad). De Madagascar à la Zambie, puis en Afghanistan en 2012, elle continue son combat pour la transparence.

Regard sélectif sur son engagement politique

Si les mémoires d’Eva Joly offrent un témoignage poignant, elles marquent une rupture avec ses précédents ouvrages. ‘‘La Force qui nous manque’’ (2007) détaillait sa rencontre avec Abdelaziz Bouteflika, mais pas dans le cadre des relations diplomatiques franco-algériennes. En 2007, Eva Joly a été invitée par le président algérien pour une conférence sur la réconciliation nationale et la lutte contre la corruption. Cette visite n’avait pas pour but de traiter directement des relations franco-algériennes, mais plutôt de partager son expertise en matière de lutte contre la corruption, notamment en raison de son rôle central dans l’affaire Elf. Elle a rencontré l’ancien président algérien pour discuter des mécanismes de lutte contre la corruption et des processus de réconciliation nationale en Algérie.

À l’inverse, ‘‘J’ai passé une nuit d’hiver dehors’’ met en retrait certains engagements politiques majeurs, notamment sur l’Algérie et la Tunisie. Deux absences frappantes illustrent ce choix : Eva Joly avait rencontré l’Association tunisienne pour la transparence financière (ATTF) de Sami Remadi et pris la parole lors d’une conférence à l’hôtel Africa sur la dette et l’évasion fiscale. Invitée le 29 juin 2013 à Tunis, elle y avait dressé un état des lieux de la situation en France et proposé des réformes pour des pays comme la Tunisie. Ce témoignage, qui aurait pu enrichir son livre, est totalement absent.

De même, elle avait assisté à la conférence de presse du ministre de la Justice tunisien concernant l’assassinat de Chokri Belaïd, un événement qui avait profondément marqué la Tunisie. Pourtant, cet épisode crucial ne figure pas non plus dans ses mémoires.

L’affaire Tapie : un dossier emblématique

L’un des passages les plus marquants des mémoires d’Eva Joly concerne l’affaire Bernard Tapie, un dossier qui a marqué ses débuts en tant que magistrate. Elle raconte: «Mon premier grand dossier financier fut aussi le premier à avoir un retentissement médiatique. En 1992, les services fiscaux m’ont saisi à propos de Bernard Tapie, un homme d’affaires flamboyant qui ne payait pas d’impôts. Il était même exonéré de la taxe foncière, alors qu’il habitait un hôtel de 18 000 mètres carrés…»

Elle décrit comment Tapie, connu pour ses affaires et son extravagance, utilisait des sociétés créées artificiellement en déficit pour échapper à l’impôt. Mais l’histoire prend un tournant encore plus dramatique lorsqu’une intervention policière échoue à arrêter Tapie comme prévu. À ce moment-là, il ouvre sa fenêtre en criant : «La police fasciste m’arrête !»

Eva Joly explique comment la police, déconcertée par ce comportement, ne savait pas quoi faire face à ce personnage d’envergure. Elle ordonne alors que Tapie soit ramené chez lui «comme il est, même en pyjama».

L’affaire Tapie, avec ses multiples ramifications, était un enchevêtrement de faits. Eva Joly décrit Tapie comme ayant «une affaire dans l’affaire, puis une affaire de l’affaire dans une autre affaire». Elle raconte aussi l’achat d’Adidas par cet homme d’affaires, une opération d’envergure qui a secoué la France et qui a abouti à une revente de l’entreprise, un dossier très médiatisé.

Un livre en demi-teinte, entre introspection et oublis

En définitive, ‘‘J’ai passé une nuit d’hiver dehors’’ permet de mieux comprendre son itinéraire personnel, notamment ses débuts en magistrature et son engagement dans l’affaire Elf. Mais il laisse un vide pour ceux qui attendaient une réflexion plus approfondie sur ses combats politiques et judiciaires.

Ce livre dresse le portrait d’une Eva Joly plus introspective et moins militante que dans ses précédents écrits. Pour les lecteurs intéressés par les rapports de pouvoir, la corruption et les luttes sociales, ‘‘La Force qui nous manque’’ et d’autres ouvrages sont plus complets.

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