L’ostéopathie : un métier de soin ou un marché sous influence?

L’ostéopathie, discipline fondée sur l’équilibre et l’harmonie du corps humain, semble aujourd’hui à la croisée des chemins en France. Sous l’apparence d’une profession de soin sérieuse et bienveillante, se cache un système étroitement contrôlé par un petit cercle d’acteurs influents, où les enjeux économiques et les réseaux de pouvoir redéfinissent les règles du jeu. Si cette situation semble lointaine, elle mérite une attention particulière, notamment en Tunisie, où le secteur de la santé, et plus spécifiquement l’ostéopathie, pourrait suivre des trajectoires similaires.

Hajji Boukhadhra

Lorsqu’on gratte sous la surface du secteur, un nom revient inlassablement : un responsable syndical influent, qui incarne à lui seul l’entrelacement entre régulation et intérêts privés. Président d’un syndicat majeur, membre influent de la Commission nationale consultative d’agrément (CCNA), enseignant dans plusieurs établissements privés et figure centrale d’une fédération qui pèse sur l’avenir de la profession, il cumule les fonctions avec une aisance qui interroge.

Quand une seule personne contrôle à la fois les agréments des écoles, la formation des ostéopathes et la représentation syndicale, comment garantir que l’intérêt général ne se plie pas aux intérêts privés ?

Agréments et sélection : un marché à millions d’euros

L’agrément d’une école d’ostéopathie en France est un véritable sésame qui vaut des millions. Il détermine non seulement la reconnaissance officielle de l’établissement, mais aussi sa capacité à attirer des étudiants prêts à payer jusqu’à 50 000 euros pour cinq ans de formation.

En 2021, sur 31 écoles candidates, neuf ont vu leur agrément refusé, parmi lesquelles des établissements indépendants comme le Centre Atman ou l’Institut d’ostéopathie de Bordeaux (IOB).

Officiellement, ces refus sont justifiés par des critères administratifs ou pédagogiques. Officieusement, ils s’apparentent à un verrouillage du marché au profit d’un réseau bien en place, qui contrôle huit des douze écoles agréées par une fédération dominée par ce même responsable syndical influent.

Un refus d’agrément signifie pour une école indépendante une perte financière colossale. Pour ses concurrents, c’est une opportunité dorée : ils récupèrent automatiquement les étudiants des établissements fermés. Un véritable jeu de chaises musicales qui, étrangement, favorise toujours les mêmes acteurs.

Face à cette situation, des recours en justice ont été déposés. Le tribunal administratif a suspendu certaines décisions, évoquant des conflits d’intérêts flagrants. Car comment accepter qu’un responsable syndical, qui siège à la commission d’agrément, enseigne également dans les écoles qui bénéficient systématiquement de ces validations ?

Un conflit d’intérêts évident

Un directeur d’une école indépendante témoigne : «Fermer des écoles indépendantes, c’est rediriger leurs étudiants vers les établissements du réseau. Ce n’est pas de la régulation, c’est un plan stratégique. Avec 50 000 euros par élève et des promotions de 300 étudiants, on parle de millions d’euros en jeu.»

L’article 26 du décret n°2018-90 du 13 février 2018, qui régit l’agrément des établissements de formation en ostéopathie en France, stipule clairement que les membres de la commission ne peuvent avoir aucun lien d’intérêt direct ou indirect avec un établissement concerné.

Or, difficile d’imaginer un conflit d’intérêts plus évident que celui d’un acteur majeur du secteur, à la fois enseignant dans des écoles et décideur dans la commission qui leur attribue des agréments.

Un ancien cadre du secteur confie : «Ce responsable syndical est à la croisée des chemins : président influent, acteur clé des agréments, et enseignant dans des écoles favorisées. Les accusations de favoritisme et de conflits d’intérêts s’accumulent, mais sans conséquence. Une plainte en 2022 explore même des connexions financières douteuses, allant jusqu’à des réseaux internationaux. La profession est prise en otage.»

Un syndicat sous haute tension

Si les écoles indépendantes sont les premières victimes, elles ne sont pas les seules. Le syndicat professionnel dirigé par ce responsable influent traverse lui aussi une crise profonde.

En février 2023, plusieurs membres du bureau ont démissionné, dénonçant une gestion opaque et des décisions internes prises sans concertation.

Nous avons tenté de contacter ces anciens membres pour recueillir leur témoignage. Certains ont accepté d’échanger, avant de se rétracter quelques jours plus tard, sans explication claire. D’autres ont refusé toute discussion.

Ce silence généralisé, alors que certains avaient exprimé publiquement leur désaccord, ne laisse qu’une seule hypothèse : la peur.

Car au-delà des tensions internes, c’est toute une profession qui semble aujourd’hui structurée autour d’intérêts privés, là où l’action syndicale devrait en principe servir l’ensemble des ostéopathes.

Cette affaire n’a rien d’une anomalie. L’histoire est remplie d’exemples où un secteur tombe sous la coupe de quelques acteurs bien placés.

Dans les années 1920, l’Union générale des travailleurs en France fut éclaboussée par des scandales de détournement de fonds, aboutissant à une refonte totale du système syndical. En Italie, la CGIL a connu des dérives similaires avec des dirigeants accusés de manipuler les instances décisionnelles à des fins personnelles.

Ce phénomène se retrouve aujourd’hui dans plusieurs pays, où la formation et les certifications professionnelles deviennent un business lucratif.

La Tunisie face aux mêmes risques

Si cette affaire semble éloignée, elle devrait alerter la Tunisie. Avec la montée en puissance des formations privées en santé, le pays pourrait rapidement voir émerger un système similaire, où des groupes privés verrouillent le marché de l’éducation et dictent les règles du jeu.

L’enseignement supérieur privé en Tunisie connaît déjà une expansion rapide, et sans régulation stricte, les mêmes dérives pourraient apparaître. L’attribution d’agréments, le contrôle des programmes et les affiliations entre décideurs et établissements privés doivent être étroitement surveillés, sous peine de voir naître une nouvelle caste de privilégiés.

La France est un cas d’école. La Tunisie a encore le choix de ne pas suivre le même chemin.

L’ostéopathie repose sur une philosophie d’harmonie, mais la profession est aujourd’hui déséquilibrée par des luttes de pouvoir et des enjeux économiques colossaux.

La question n’est plus de savoir si des réformes sont nécessaires, mais si elles arriveront à temps.

Car si celui qui contrôle tout finit par posséder tout, qui viendra redonner à cette profession l’éthique qu’elle mérite ?

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