L’influence des intellectuels iraniens a connu de nombreux hauts et bas depuis les premiers signes de la révolution constitutionnelle persane sous le règne de Mozaffareddine Shah Qajar (1896-1907), mais elle semble aujourd’hui à son niveau le plus bas. Pourquoi une telle régression, alors même que le taux d’alphabétisation en Iran est à son plus haut niveau et qu’Internet facilite de plus en plus l’accès à l’information ? Les intellectuels iraniens n’ont-ils aucune solution aux multiples crises du pays, ou bien est-ce que personne ne les écoute ? (Ph. Depuis le Mouvement vert en 2009, ce sont les citoyens issus de la classe moyenne qui ont pris les rênes de la protestation.)
Mostafa Khalaji *

L’apparition d’un groupe d’intellectuels en Iran remonte à la veille du mouvement constitutionnel à la fin de l’époque Qajar. Ils ambitionnaient de rénover en profondeur la culture, la société et finalement la sphère politique du pays.
Ces intellectuels ont en grande partie réussi, allant jusqu’à transformer la langue persane.
Ces évolutions se sont poursuivies jusqu’à la fin du règne de Reza Chah. Mais sous Mohammad Reza Chah, la répression politique et les restrictions visant les intellectuels, pour la plupart proches des courants de gauche, les ont tenus éloignés de la scène politique durant de longues années.
Modernité et révolutions
À la veille de la révolution «islamique» de 1979, de nombreux intellectuels et écrivains iraniens soutenaient les efforts pour mettre fin au régime du Chah. À cette époque, deux groupes d’intellectuels — les laïcs de gauche d’un côté, et ceux qu’on appellera plus tard les «intellectuels religieux» de l’autre — ont rejoint la révolution.
La figure principale des intellectuels religieux était Ali Shariati, qui, en fusionnant les idées du socialisme avec la religion chiite, promouvait une idéologie nouvelle et séduisante à travers des discours enflammés dans un centre religieux de Téhéran. Ses livres et ses conférences attiraient un large public.
Mais le régime issu de la révolution a rapidement réprimé les courants intellectuels, n’accordant même que peu de faveur aux œuvres de Shariati, décédé peu avant la victoire de la révolution.
L’activité de l’Association des écrivains iraniens — principal syndicat des écrivains et intellectuels après la révolution — fut interdite, et dans les années 1990, une vague d’assassinats et d’exécutions visa des intellectuels, écrivains et artistes dissidents, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
Cependant, des notions issues notamment de la traduction des penseurs occidentaux, comme la «démocratie» ou la «société civile», ainsi que les combats des intellectuels religieux tels qu’Abdolkarim Soroush contre les privilèges du clergé, ont favorisé la victoire de Mohammad Khatami, candidat réformiste, à l’élection présidentielle de 1996.
La relative liberté de publication de livres et de journaux qui suivit cette élection renforça l’influence des journalistes, écrivains et intellectuels. Mais ce «printemps de Téhéran», à l’instar d’autres «printemps» dans l’histoire contemporaine iranienne, fut de courte durée. Il se mua en automne avec la fermeture massive des journaux, la destitution du ministre de la Culture, les arrestations et les exils.
Une perte d’influence
Daryush Shayegan, célèbre philosophe iranien décédé en 2018, m’avait déclaré quelques années avant sa mort : «Avant la révolution islamique, nous avions des penseurs comme Jalal Al-e Ahmad et Shariati, qui avaient une influence sur la société intellectuelle. Mais je pense qu’aujourd’hui, les intellectuels n’ont plus cette influence.» Il ajoutait : «Certes, leurs livres sont lus pour s’informer, mais les écrivains ne sont plus des modèles, et la société iranienne a dépassé les intellectuels.»
Pourquoi Shayegan considérait-il que la société iranienne avait devancé ses intellectuels? En résumé, la principale raison tient au fait que les échecs politiques du siècle passé ont entraîné l’échec des mouvements intellectuels qui soutenaient ces transformations politiques.
La chute du régime pahlavi a marqué celle des intellectuels laïcs, nationalistes et en partie conservateurs. L’échec des idéaux ayant mené à la révolution de 1979 — tels que l’«indépendance et la liberté» — a scellé celui des intellectuels de gauche. Quant à l’échec des réformes sous Mohammad Khatami, il a totalement désillusionné la population vis-à-vis des «intellectuels religieux», qui espéraient associer régime islamique et démocratie.
Depuis la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, les intellectuels sont les grands absents de toutes les contestations et mouvements de changement.
Lors du «Mouvement vert», le soulèvement postélectoral qui suivit l’élection présidentielle de 2009, ce sont les citoyens issus de la classe moyenne qui ont spontanément pris les rênes de la protestation. Dans les mouvements économiques des années suivantes, les ouvriers se sont mobilisés. Et dans les dernières manifestations connues sous le nom de «Femme, Vie, Liberté», ce sont les femmes et jeunes filles ordinaires, non issues de l’élite, qui ont entièrement porté le mouvement.
Dans toutes ces protestations, lorsqu’un intellectuel prenait la parole, ce n’était que pour apporter un soutien a posteriori, sans rôle dans leur genèse.
Où en est-on actuellement ?
Aujourd’hui, certains intellectuels autrefois influents, comme Abdolkarim Soroush, vivent en exil. Les rares figures qui s’expriment encore à l’intérieur du pays sont peu connues du grand public et se contentent d’analyser la situation actuelle.
En réalité, l’Iran contemporain est dépourvu d’un intellectuel de masse, moteur d’un mouvement.
Hatam Ghaderi, ancien professeur d’université à Téhéran, considère que les intellectuels eux-mêmes sont responsables de cette situation. Lors d’un discours récent à Téhéran, évoquant les échecs successifs des révolutions en Iran, il affirma que tous les régimes politiques du dernier siècle ont conduit les intellectuels — surtout les intellectuels de gauche et religieux — à ne proposer pour toute solution que la «révolution».
Il a mis en doute l’efficacité de cette réponse, en déclarant : «La révolution devrait être la dernière option.»
Cet intellectuel iranien a souligné que, contrairement à ceux d’autres régions du monde, les intellectuels iraniens posent rarement des «questions»; ils avancent directement des «réponses». «Les intellectuels pensaient être d’une certaine manière consacrés, et semblaient puiser leur énergie et leur pensée de cette reconnaissance», a-t-il conclu.
* Journaliste et écrivain iranien.
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