Samedi 19 juillet 2025, la salle du cinéma Rio, au centre-ville de Tunis, vibrait d’un silence lourd de mémoire et d’espoir. Cent ans après la naissance de Frantz Fanon, le médecin, le penseur et le révolutionnaire, sa voix résonnait encore, vive et brûlante, à travers les récits de migrants et d’exilés. En même temps, des travaux de jeunes cinéastes ont été projetés dans ce cadre militant de résistance au colonialisme et au racisme.
Manel Albouchi
L’intitulé de la première rencontre, reprenant le titre d’un célèbre essai du psychiatre martiniquais, était, à lui seul, tout un programme : «Les damnés de la terre aujourd’hui : expériences et résistances face au racisme anti-subsaharien». Ce n’était pas un simple hommage, mais une catharsis collective, celle des damnés de la terre, toujours debout, toujours vivants.
Les histoires des migrants subsahariens, coincés dans un pays qui n’est ni chez eux ni un passage sûr, rappelaient les pages sombres de Fanon sur la colonisation : ces frontières qui ne séparent pas seulement les territoires, mais brisent les vies, les espoirs, les familles.
Ces blessures ouvertes qu’on nomme frontières
Les jeunes Tunisiens, eux, exprimaient ce même sentiment d’étouffement, ce désir brûlant de fuir, au risque de tout perdre, parce que rester, c’est mourir à petit feu.
Ces récits, imprégnés de traumas multiples, réactivent un inconscient collectif marqué par la peur et la frustration.
À deux pas du Rio, une image s’impose : la Maison de culture Ibn Khaldoun, plongée dans le silence derrière une façade rénovée, encerclée par des barrières métalliques, comme pour enfermer la pensée critique et étouffer la culture.
La statue du savant sur l’avenue Habib Bourguiba, semble, elle aussi, prise en otage par des chars d’assaut invisibles depuis le 14 janvier 2011.
Ibn Khaldoun, qui connut l’émigration et l’exil, est devenu le témoin silencieux d’un pays dont l’État tire le rideau sur son peuple.
Pourtant, la créativité résistait à une centaine de mètres de cet espace culturel public barricadé : à la salle privée Le Rio, les étudiants de l’Institut supérieur des arts multimédia de Manouba (Isamm) ont présenté 14 courts métrages, des projets de fin d’études réalisés avec presque rien, autant de petits miracles qui brisent l’obscurité.
Ces jeunes incarnent la résilience, cette capacité à renaître malgré les contraintes et les blessures.
Coup de cœur pour ‘‘Quelque part où j’appartiens’’ de Youssef Handouse, qui traite de la terre et de l’exil avec une maîtrise technique digne des plus grands réalisateurs.
Et comment ne pas évoquer Hedi Guella, encore et toujours la voix de l’exil, avec son hymne بابور زمر خش البحر.
La vraie arme de domination : la peur
La peur est l’arme la plus puissante pour museler les peuples. Elle bloque la pensée, étouffe la créativité, réduit l’humain à sa simple survie. Un peuple qui vit dans la peur cesse d’être libre.
La répression, la censure, les emprisonnements des voix dissidentes, le climat de suspicion nourri par les théories du complot, tout concourt à plonger les esprits dans un état d’aliénation psychologique, où l’on finit par ne plus distinguer la vérité de la propagande.
Fanon nous rappelle que chaque individu, chaque génération a une mission qu’elle peut remplir par engagement ou trahir par peur.
La Tunisie d’aujourd’hui est à ce carrefour : entre résignation et révolte, entre chute et renaissance, elle doit choisir.
La mémoire de 2011 est encore là, cette respiration profonde qui a fait vaciller les tyrannies.
Aujourd’hui, il s’agit de réactiver la conscience citoyenne, de briser les mécanismes de peur ancrés dans l’inconscient collectif, pour retrouver le chemin de la liberté intérieure et politique.
Les cris des morts réveillent les vivants
La soirée s’est conclue par une résonance : Tombe le colonialisme ! Tombe le racisme ! Tombent les politiques d’exportation des frontières. Mais la vraie frontière n’est pas seulement celle des territoires. Elle est aussi en nous, dans nos peurs, nos divisions, nos silences.
Si nous parvenons à franchir ces murailles intérieures, alors les damnés de la terre ne seront pas condamnés à subir, mais capables de réinventer le monde.
Ce moment n’aurait pas été possible sans le courage et la détermination des associations : le Ciné-club de Tunis, éclaireur des imaginaires; le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux; la campagne «Contre la criminalisation de l’action civile», l’Association des Amis du livre de Sousse, et toutes celles et tous ceux qui, par leur engagement, gardent la flamme vivante.
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