Le prix Comar d’or du roman tunisien en langue arabe a été décerné cette année à Sahbi Keraani, pour son roman ‘‘Les carnets de Jilani Oueld Hamad’’, une saga familiale de quelque 400 pages publiée en juin 2023 à Sidi Saad, à Kairouan, par Atras Editions, une jeune maison dont c’est la première publication. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître aussi bien pour l’auteur que pour l’éditeur.
Ridha Kefi
Né en 1973 Ain Hamad, entre Hajeb Layoun et Sidi Saad, dans le gouvernorat de Kairouan, Sahbi Keraani est venu un peu tard au roman, à cinquante ans bien sonnés. Il faut dire que rien, apparemment, ne le prédestinait à l’écriture littéraire. Scientifique de vocation, professeur de mathématiques à l’Université de Lille en France, où il réside depuis près de trente ans, il s’est découvert une âme de romancier en lisant des romans, et d’abord celui qui a fondé le genre il y a quelques siècles, le ‘‘Don Quichotte’’ de Cervantès. «J’ai découvert en lisant ce roman que l’on pouvait raconter des histoires extravagantes avec légèreté et humour, tout en sondant les mystères de l’âme humaine», dit-il lors d’un débat avec les lauréats des Prix Comar, le 16 mai 2024, à l’hôtel Majestic, à Tunis.
Un dessin sur le sable
‘‘Les carnets de Jilani Oueld Hamad’’, comme son titre l’indique, recourt au vieux procédé romanesque du manuscrit trouvé, pour raconter une saga familiale qui se déroule sur un siècle, entre les années 1880 et les années 1980, déroulant les événements ayant marqué l’histoire de la Tunisie, tels qu’ils ont été vécus par les habitants de Aïn Hamad, une petite bourgade rurale, depuis sa fondation par un patriarche illuminé, jusqu’à sa disparition sous les eaux d’un barrage construit en aval d’une petite montagne qui la surplombe.
En faisant ainsi tout disparaître à la fin de son récit, comme un éphémère dessin sur le sable emporté par le ressac, l’auteur semble vouloir dire : tout ce monde que j’ai créé, tous ces hommes et toutes ces femmes que j’ai fait vivre, toutes ces amours déçues et toutes ces haines bues, ces peurs, ces angoisses, ces attentes et ces désillusions que j’ai décrites sont un pur produit de l’ imagination, une fable, mais la force de cette fable réside dans le fait qu’elle réussit à élever l’histoire Jilani Oueld Hamad, telle qu’il l’a relatée lui-même dans un carnet personnel laissé après sa fuite d’une prison française, au rang d’un mythe fondateur.
Le manuscrit retrouvé
Emporté par les eaux du barrage, inauguré en 1982, sur l’oued Zeroud, entre Nasrallah et Hajeb El Ayoun, le village de Ain Hamad n’aura finalement existé que dans (et grâce au) roman. Il serait une construction totalement imaginaire, même si l’auteur, en recourant aux subterfuges romanesques habituels, notamment celui du manuscrit retrouvé et annoté par un chercheur érudit, cherche à donner à son récit l’épaisseur et la densité d’une réalité historique, d’autant que ses personnages se trouvent souvent pris dans les pièges inextricables de l’Histoire et participent aux grands événements ayant marqué la Tunisie depuis le début de la colonisation française jusqu’ à la fin du règne de Bourguiba et la prise du pouvoir par Ben Ali, en passant par les deux guerres mondiales, la lutte pour la libération nationale et la construction de l’Etat moderne.
Jilani Oueld Hamad tient, à la fois, du « Don Quichotte » de Cervantes et d’Aureliano Buendia, le personnage principal de « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez : le parcours qui le mène en exil puis en prison en France est douloureux, chaotique, insensé, souvent subi, mais toujours surprenant et drôle. Certains passages, humains, trop humains, nous font à la fois pleurer et rire.
L’homme puise dans sa mémoire, interroge ses aïeux, s’imagine un destin grandiose, et ce faisant, se construit un personnage, une histoire, un mythe dans lesquels il se barricade, le but étant de faire de sa vie un roman ou mieux une saga qu’on raconte longtemps après lui. Et c’est là où réside la réussite de Sahbi Keraani: il donne à son personnage la dimension d’un mythe, Aïn Hamad, petit hameau oublié, devenant, le temps d’un roman, le centre de l’univers.