Depuis l’attaque meurtrière du 7 octobre 2023 par le Hamas et autres groupes militants palestiniens – attaque qualifiée de crime de guerre par la commission d’enquête des Nations Unies –, un nombre de responsables politiques et de médias, notamment occidentaux, répètent ad nauseam qu’Israël a le droit de se défendre. Qu’en est-il exactement?
Samia Ladgham *
Un rappel historique de la notion de légitime défense dans les relations interétatiques s’impose. Si la légitime défense est une notion bien connue en droit interne, elle s’est imposée en tant que concept de droit international dans le contexte du développement général du droit international vers l’interdiction de la guerre et l’usage de la force.
En effet, jusqu’au début du 20e siècle, les États étaient libres d’organiser leur défense, comme bon leur semblait, et recouraient à la guerre ou à l’emploi de la force pour se défendre quand ils l’estimaient nécessaire. Ce n’est qu’à partir du moment où des limitations ont été apportées à l’usage de la force que la légitime défense a gagné en importance. Un premier pas dans cette direction est franchi en 1928, lors de l’adoption de la Convention de Paris ou Pacte Briand-Kellog. Dans son article premier, les parties à l’accord déclarent qu’elles condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles. Il faudra attendre l’adoption de la Charte des Nations unies (ci -après dénommée la Charte) pour voir le concept de droit à la légitime défense consacré en son article 51 lequel énonce un «droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée.»
La légitime défense a pour corollaire dans le contexte de la Charte l’interdiction du recours à la force tel qu’énoncé à l’article 2 (4).
Régler les différends entre États par des moyens pacifiques
Selon le juriste Nguyen Quoc Dinh, le droit à la légitime défense a été introduit dans la Charte à cause d’une confiance très limitée des participants à la Conférence de San Francisco de 1945, chargée d’approuver la Charte des Nations unies, dans l’efficacité du nouveau système de sécurité collective proposé qui donnait au Conseil de sécurité la compétence principale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Ce dernier, agissant au nom des États membres, peut prendre des mesures collectives militaires et non militaires en vue de prévenir les conflits, d’écarter les menaces à la paix et, enfin, de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix. Il peut également régler les différends entre États par des moyens pacifiques. Du fait du droit de veto accordé aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité, des participants à la conférence ont vu, à juste titre, la menace de la paralysie de l’organe responsable de l’action collective et auraient cherché à s’en libérer et à reconquérir leur droit d’agir personnellement en cas de nécessité. Le droit à la légitime défense était donc à leurs yeux la soupape de sûreté idéale.
Pour Nguyen, l’action en légitime défense telle qu’envisagée par la Charte présente un caractère subsidiaire, provisoire et contrôlé.
Subsidiaire, car la Charte reconnaît l’exclusivité du pouvoir du Conseil de déclencher des mesures coercitives. Malheureusement, affirme Nguyen, en pratique il faut craindre que cette compétence subsidiaire n’ait que trop souvent l’occasion de s’exercer, le Conseil ne disposant pas de moyens matériels suffisamment puissants pour remplir sa tâche. Il a vu juste.
Provisoire, l’article 51 n’autorise l’exercice du droit de défense que jusqu’à ce que le Conseil ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix. Toutefois, la pratique a démontré que, même dans les cas où le Conseil de sécurité avait pris des mesures contre l’agresseur, le droit à la légitime défense a parfois continué à être exercé, comme dans le cas de l’invasion du Koweït par l’Iraq en août 1990. Alors même que le Conseil de sécurité avait, aux termes de la résolution 661, adopté des sanctions économiques contre l’Iraq, les États-Unis, invoquant l’article 51, avaient, sur la demande du gouvernement koweïtien, pris des mesures pour intercepter les navires s’efforçant de commercer avec l’Iraq ou le Koweït en violation des sanctions obligatoires imposées par la résolution 661 (1990).
Contrôlé enfin, l’article 51 exige que les mesures prises par les États dans l’exercice du droit à la légitime défense soient immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité. In fine c’est au Conseil d’établir si l’État qui invoque la légitime défense est en droit de le faire.
Nécessité et proportionnalité de la riposte à une agression armée
La Charte apporte peu de précisions sur les conditions de mise en œuvre de la légitime défense. Elle indique seulement que celle-ci peut être activée si un membre des Nations unies fait l’objet d’une agression armée (par un autre État). Il y a lieu de noter que la Charte ne comporte pas de définition du terme agression. Il faudra attendre l’adoption le 14 décembre 1974 par l’Assemblée générale des Nations unies de la résolution 3314 pour en avoir une définition agréée.
Il faut donc se reporter au droit international coutumier pour trouver d’autres critères de mise en œuvre de la légitime défense, à savoir la nécessité et la proportionnalité de la riposte à une agression armée: le critère de «nécessité» permet d’évaluer si l’État ne dispose pas d’autres possibilités que le recours à la force pour se défendre et assurer sa propre sécurité; le critère de «proportionnalité» détermine, quant à lui, l’adéquation entre l’intensité de la réaction de l’État et l’agression armée dont il est l’objet. Ce principe se reflète également dans la quatrième Convention de Genève, qui touche à la protection des personnes civiles en temps de guerre.
Dans la pratique, le Conseil n’a que peu exercé ce contrôle, la procédure d’adoption des résolutions (en ce qu’elle nécessite un accord entre des États ayant des intérêts divergents) constituant un obstacle à l’action du Conseil et à son contrôle de l’exercice du droit de légitime défense.
Pourtant l’analyse de la pratique du droit de légitime défense par les États met en évidence une utilisation détournée de l’article 51. Ce dernier est devenu un réflexe pour les États qui se réfugient souvent abusivement derrière ses dispositions afin de contourner l’interdiction générale de recours unilatéral à la menace ou à l’emploi de la force armée posée à l’article 2 (4) de la Charte.
Qu’en est-il de l’invocation par Israël du droit à la légitime défense à la suite de l’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas ?
La légitime défense ne peut être invoquée par l’État occupant
Le 7 octobre 2023, Israël a informé par lettre le Conseil de sécurité de ce qui suit : «Israël agira par tous les moyens nécessaires pour protéger ses citoyens et défendre sa souveraineté contre les attaques terroristes menées depuis la bande de Gaza par le Hamas et d’autres organisations terroristes.»
Il est intéressant de noter qu’Israël ne fait pas référence à l’article 51 de la Charte dans sa lettre, pas plus qu’il n’y a de référence à celui-ci dans les deux seules résolutions adoptées par la Conseil de sécurité depuis le début du conflit puisque toutes les autres se sont vues opposer le droit de veto par les États-Unis. Les puissances occidentales siégeant au Conseil de sécurité ont pourtant d’emblée souligné le droit d’Israël à la légitime défense dans le cadre de l’article 51 de la Charte. Cette position est loin de faire l’unanimité. Ainsi, dans son intervention au Conseil de sécurité le 16 octobre 2023, le représentant de la Jordanie, intervenant au nom des pays arabes, souligneque «la réponse d’Israël ne relève pas de son droit à la légitime défense, et qu’il est fâcheux que certains pays continuent de répéter qu’Israël a le droit de se défendre dans la bande de Gaza, laquelle est un territoire occupé». Argument à l’appui, il cite l’avis consultatif de la CIJ du 9 juillet 2004, sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur qu’Israël était en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem-est. Dans ce cas de figure, Israël a invoqué l’article 51 de la Charte pour justifier non pas une action militaire, mais des travaux de construction du mur. La Cour a affirmé à cette occasion que l’article 51 de la Charte reconnaît l’existence d’un droit naturel de légitime défense en cas d’agression armée par un État contre un autre État et que, par conséquent, cet article n’est pas pertinent ici. Elle a clairement indiqué que le droit à la légitime défense ne peut être invoqué par l’État occupant (Israël) si la menace émane du territoire occupé. Pour autant, la Cour ne dénie pas à Israël le droit de prendre des mesures visant à assurer sa sécurité puisqu’elle lui reconnaît le droit, et même le devoir, de protéger ses citoyens sur son propre territoire. Il faut savoir qu’Israël a régulièrement invoqué l’article 51 de la Charte pour justifier ses actions militaires dans les territoires occupés. En revanche, il a toujours refusé de reconnaître la Palestine comme État.
Qu’en est-il du débat sur cette question qui fait l’objet de cet article parmi les juristes? La Société française pour le droit international (SFDI), par exemple, s’est demandé si, Israël était en droit d’invoquer la légitime défense au titre de l’article 51 de la Charte vis-à-vis des faits d’un groupe armé (le Hamas) sachant que la légitime défense ne peut être invoquée que lors d’une agression armée commise par un État à l’encontre d’un autre État et que des actes commis par un groupe armé non étatique ne sont imputables à l’État que si celui-ci exerce sur eux un contrôle effectif ?
La difficulté juridique, selon la SFDI, réside dans la qualification de l’entité palestinienne : bien que répondant à la définition coutumière de l’État, elle n’est pas reconnue en tant que telle par certains sujets et acteurs de la communauté internationale, dont Israël. (Il convient de rappeler cependant que la Palestine a un statut d’État observateur aux Nations Unies depuis 2012). La SFDI souligne qu’étant donné le refus de l’État d’Israël de reconnaître la Palestine comme État, celui-ci semble invoquer une légitime défense coutumière au-delà de ce qui est prévu par la Charte des Nations Unies.
La SFDI rappelle que, le droit international coutumier impose que la légitime défense ne s’exerce que par le biais de mesures proportionnées à l’agression armée subie et nécessaires pour y mettre fin.
Pour la SFDI, le Hamas a commis des crimes qui justifient la nécessité de l’usage de la force pour y mettre fin. En revanche, le respect du critère de proportionnalité prévoit que l’État doit s’abstenir de lancer une attaque dont il est prévisible qu’elle cause des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu.
La légitime défense obéit à une logique défensive et ne saurait être motivée par une volonté de punition touchant l’intégralité de la population.De plus, l’action en légitime défense ne saurait excéder les limites fixées par le droit de la guerre et le droit humanitaire. La SDFI en conclut que l’absence du respect des principes d’humanité et de distinction dans l’usage du droit à la légitime défense, par la violation du droit humanitaire de la part de l’État israélien, modifie la qualification juridique des actes menés sur le territoire palestinien, qui peuvent à l’heure actuelle être qualifiés de représailles armées, de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité. Ces représailles sont interdites en droit international et peuvent engager la responsabilité internationale de l’État.
En ce qui concerne les actes du Hamas, la SFDI note que si le droit international offre en effet le droit à un peuple sous occupation de s’y opposer, et ce en autorisant l’usage de la force, ce droit à la résistance doit respecter les limites du droit international humanitaire et de la guerre.
L’occupation est un acte d’agression, même s’il n’est pas décrit comme tel
Pour le juriste Johann Soufi, qui s’appuie sur l’avis consultatif rendu par la CIJ le 19 juillet 2024, il est clair qu’Israël ne peut invoquer l’article 51 de la Charte, à l’égard de la bande de Gaza, car ce droit ne s’applique pas aux territoires occupés (comme précédemment statué par la Cour dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur le mur de séparation évoqué ci-dessus). Dans cet avis consultatif, la Cour ne s’est toutefois pas prononcée sur le statut juridique de la bande de Gaza, la construction du mur n’ayant pas d’incidence sur cette dernière. Cette affirmation par Soufi repose sur la précision de taille qu’apporte l’avis de 2024 en ce qui concerne le statut juridique de Gaza. La Cour y souligne que la bande de Gaza, bien qu’évacuée en 2005, reste un territoire occupé car Israël y conserve «la faculté d’exercer et continuait d’exercer certaines prérogatives essentielles notamment le contrôle des frontières terrestres, maritimes, et aériennes, l’imposition de restrictions à la circulation des personnes et des marchandises, la perception des taxes à l’importation et à l’exportation et le contrôle militaire de la zone tampon».
La Cour précise également que la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza forment «une seule et même entité territoriale dont l’unité, la continuité et l’intégrité doivent être préservées et respectées», et que l’occupation par Israël de ces territoires est illégale. Elle somme Israël d’y mettre fin dans les plus brefs délais et de démanteler et évacuer les colonies, d’indemniser les victimes palestiniennes et de permettre le retour des Palestiniens déplacés depuis 1967.
La CIJ constate également que la violation de normes indérogeables interdisant l’acquisition de territoires par la force, la ségrégation raciale et l’apartheid, et de celles protégeant le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Elle conclut que l’occupation constitue un acte d’agression, même s’il n’est pas décrit comme tel, qui découle en partie de sa nature coloniale.
Bien que n’incluant pas le comportement adopté par Israël dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque menée contre lui par le Hamas le 7 octobre 2023 postérieure à la saisine de la Cour par l’Assemblée générale des Nations Unies, la Cour estime cependant que certains aspects de l’avis peuvent être applicables à la situation actuelle. Aussi rappelle-t-elle, par exemple, qu’aux termes de l’article 49 de la quatrième convention de Genève, «[l]es transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif. L’évacuation d’un secteur est autorisée à titre exceptionnel si, comme le prévoit le deuxième alinéa de l’article 49, ‘‘la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent’’. En pareil cas, les personnes évacuées doivent toutefois, conformément au deuxième alinéa, ‘‘[être] ramenée[s] dans [leur]s foyers aussitôt que les hostilités dans ce secteur [] ont pris fin’’». Cela indique que les évacuations s’entendent comme une mesure temporaire, à laquelle il convient de mettre un terme dès que disparaissent les impérieuses raisons militaires.
Cet avis rendu par une instance judiciaire onusienne a été qualifié d’historique par plus d’un dans la mesure où il met la communauté internationale devant ses responsabilités en demandant à l’Assemblée générale des Nations Unies et le Conseil de sécurité de définir les modalités précises requises pour que cesse la présence illicite d’Israël dans les territoires occupés.
Quoi qu’il en soit, au regard de la tragédie qui se déroule à Gaza – 80% du territoire détruit, environ 90% de la population déplacée souvent plus d’une dizaine de fois, près de 45 000 Palestiniens recensés morts, environ 97 600 blessés (en majorité des femmes et des enfants), incalculables disparus ou arrêtés par les forces israéliennes, dizaines de milliers bombes de 150 à 1000 kg larguées sur une étroite bande de territoire surpeuplé (2,3 millions d’habitants sur 365 km2) – force est de constater qu’il ne peut pas s’agir de légitime défense qu’il s’agisse de l’article 51 ou du droit international coutumier. Dans le passé, le Conseil de sécurité a parfois condamné Israël pour avoir usé de représailles armées contre ses voisins arabes. Mais s’agit-il vraiment de représailles dans ce cas précis?
À l’automne 2023, dans la foulée des attaques du 7 Octobre perpétrées par le Hamas, le général Giora Eiland, ancien chef du Conseil de sécurité nationale israélien, a exposé dans le quotidien Yediot Aharonot ce que devait être, selon lui, la riposte de l’État hébreu. «Israël n’a pas d’autre choix que de faire de Gaza un lieu où il sera temporairement ou définitivement impossible de vivre», écrivait-il.
Des voix commencent à s’élever en Israël devant l’ampleur des massacres et des destructions par l’armée israélienne à Gaza. Le 29 octobre 2024, dans un entretien accordé au Monde, Amos Goldberg, historien israélien spécialiste de la Shoah, a déclaré que son pays «a surréagi de manière criminelle» aux massacres du 7 octobre, ajoutant que «ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus.» Plus récemment encore, Moshe Yaalon, ancien ministre israélien de la Défense, a accusé son pays de commettre des crimes de guerre et un nettoyage ethnique à Gaza.
Continuer, dans ces conditions, à reconnaître à Israël un droit à la légitime défense relève de la gageure sinon de la duplicité. Si la CIJ se prononce affirmativement sur le caractère génocidaire de la guerre en cours à Gaza, les pays qui continuent à soutenir au-delà des mots les actions d’Israël à Gaza pourraient se voir accuser de complicité. L’Histoire jugera.
* Ancienne fonctionnaire des Nations unies.
Article de l’auteure dans Kapitalis:
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