Drogue en Tunisie │ Le besoin d’extase dans une société épuisée 

Ce mois encore, les saisies de drogues se multiplient en Tunisie. Le 15 mai 2025, les unités de la Garde nationale ont démantelé deux réseaux internationaux de trafic de drogues opérant entre la Tunisie, un pays européen et un autre arabe.  On saisit, on interpelle, on confisque. On fait ce qu’on peut. On croit agir. Mais qu’est-ce qu’on soigne, au juste ? 

 

Manel Albouchi *

Derrière chaque prise, il y a un manque. Derrière chaque comprimé, une tentative de consolation. Et dans les regards perdus de ces jeunes qu’on fige en délinquants, il y a un cri sourd que la société refuse d’entendre. 

Je ne suis pas là pour excuser, ni pour exécuter. Je suis là pour écouter. 

Et loin des clichés, les consommateurs de ces substances ne sont pas tous issus de milieux marginalisés. Il y a des étudiants, mais aussi des cadres, des médecins, des juges… Le fléau n’épargne plus personne.

Le monde est devenu addictif. Ce n’est pas seulement une question de drogue. C’est un climat général, un bruit de fond, un appel constant à combler un vide. Café, alcool, sexe, sport, travail…  tout peut devenir addiction quand le lien est abîmé. 

Et en Tunisie, ce lien l’est profondément. Le tissu social s’effiloche. Les jeunes errent sans projet. Les adultes s’épuisent à survivre. Les familles se replient. Le politique déçoit. La parole publique s’effondre. La société s’étiole… de fatigue, d’ennui, de contradictions. 

Une société morte d’ennui

La Tunisie actuelle est une société tendue entre le vide et l’hypercontrôle. Trop de règles qui ne tiennent plus debout. Trop d’interdits, mais plus de transcendance. Une parole vidée de sens, une écoute absente. Une parole qui juge ou se tait. Une écoute qui ne fait que surveiller. 

Alors que reste-t-il ? Une société morte d’ennui. De non-sens. De contradictions insupportables. On dit «non» à tout, mais on ne propose rien. On promet la lumière, mais on vit dans des pièces sans fenêtres. 

Il ne s’agit pas de simple délinquance. Il s’agit d’un besoin spirituel. D’un besoin d’élévation. L’homme ne peut pas vivre sans extase. Même dans les traditions les plus anciennes, la transe, la danse, la prière, la poésie… toutes étaient des tentatives d’ouverture. 

Mais aujourd’hui, on a remplacé le chant par l’écran, la transe par la poudre, la vision par un cachet. On cherche à «toucher le ciel», mais on rase le sol. Et quand on chute, on tombe de très haut. 

Un cercle vicieux aggravé par la guerre 

La drogue prospère souvent là où le chaos s’installe, où les institutions s’effondrent et où la violence devient le quotidien. Gaza, avant d’être ravagée par la guerre et le massacre, a été envahie par une vague massive de consommation de drogues, notamment le Captagon, ce puissant psychostimulant syrien. Cette invasion chimique a fragilisé davantage une population déjà sous tension extrême, exacerbant la désolation et la perte de repères.

La drogue, dans ce contexte, est à la fois symptôme et moteur du chaos : elle alimente la désorganisation sociale, affaiblit les corps et les esprits, et prépare le terrain pour la déshumanisation que la guerre achèvera. Ce lien entre drogue et conflit n’est pas un hasard, mais un cercle vicieux qui se nourrit de la souffrance collective et de l’effondrement du lien social.  

Une religion de substitution 

Jacques Lacan disait : «Le toxicomane veut jouir du signifiant lui-même.» 

Quand plus rien ne fait lien, la drogue devient Dieu. Elle remplit le vide. Elle occupe le corps. Elle donne l’illusion d’unité. Elle fait fonction d’Autre, là où l’Autre est absent. 

Le toxicomane ne cherche pas juste un plaisir. Il cherche une fusion. Un retour au sein maternel. Une étreinte sans séparation. 

Mais cette étreinte est chimique, sans passage par la castration symbolique, donc sans humanisation possible. 

Des voiles sur la perception 

Dans ‘‘Les portes de la perception’’, Aldous Huxley écrivait : «Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme comme elle est, infinie.» 

La dépendance est un faux nettoyage. Un dégagement brutal, toxique. Ce n’est pas l’extase naturelle, celle de la pleine conscience, du souffle, de l’amour vrai. C’est une extase en négatif, une chute, une morsure dans le réel. 

Les drogues, au fond, viennent parfois tenter de faire sauter les voiles mais elles en créent d’autres, plus épais encore. Voiles sur la vision, voiles sur l’écoute, voiles sur la parole. 

Une société sans rituel 

Le problème n’est pas la drogue en soi. C’est l’absence d’alternative. Nous vivons dans une société morte de ses rites. Il n’y a plus de lieu pour dire le traumatisme, pour danser la colère, pour pleurer ensemble. Il n’y a plus de récit pour contenir la douleur. Plus d’espace symbolique pour la métamorphose. Alors chacun gère comme il peut. Chacun s’auto-administre un calmant, un stimulant, un somnifère émotionnel. Mais les dommages sont visibles : déscolarisation, violences, troubles psychiatriques, dérives morales, solitude.  

Le retour au lien 

Le soin de l’addiction n’est pas une punition. Ce n’est pas l’exclusion. C’est le retour au lien. Un retour à soi, à l’histoire, à la parole, à la présence d’un Autre fiable.Un travail de reconstruction, de symbolisation, d’humanité. 

Ce travail, nous devons le faire collectivement. Créer des lieux de parole. Réinvestir l’éducation affective. Offrir des soins accessibles. Redonner du sens. Réparer le lien social. Et surtout… redonner à chacun un espace d’expression intérieure. Sinon, ce ne seront pas seulement les jeunes qui tomberont. Ce seront tous les piliers de la société, un à un, dans un bruit sourd, celui des choses qui tombent. 

* Psychothérapeute, psychanalyste.

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