Cheikh Adelfattah Mourou, candidat du parti islamiste Ennahdha à la présidentielle du 15 septembre 2018, qui semble aujourd’hui en capacité de redonner confiance aux esprits indécis, aux libéraux mélancoliques et aux laïcs contrariés, se réclame toujours des valeurs prônées par son parti dont il est le co-fondateur.
Par Yassine Essid
Dans l’esprit des meilleurs commentateurs autant que dans celui de l’homme de la rue, la question qui se pose aujourd’hui est celle du candidat appelé à affronter au second tour Abdelfattah Mourou comme si ce dernier, qui incarne aux yeux de tout le monde l’opposition dominante, y était déjà. Candidat inattendu et favori, la brièveté de la campagne l’obligera quand même à se rendre plus visible et plus crédible.
Il faut bien admettre qu’à l’exception du candidat d’Ennahdha, l’actuelle confusion politique et la violence des bourrasques électorales mettent beaucoup de gens dans l’impossibilité de comprendre les options qui se présentent et partant d’opter pour le candidat jusque-là le plus improbable de tous, sorti vainqueur d’un combat fratricide, que certains électeurs anti-Ennahdha pourraient percevoir dans leur profondeur secrète comme le plus éloigné des bizarres élucubrations fondamentalistes.
Pourtant, celui qui semble aujourd’hui en capacité de redonner confiance aux esprits indécis, aux libéraux mélancoliques et aux laïcs contrariés, se réclame toujours des valeurs prônées par son parti dont il est le co-fondateur.
La «démocratie islamique» : une figure de style à connotation zéro
Pris dans les mailles du filet des règlements de compte et des coups bas engageant les impulsifs et les imprévisibles, révélant les démêlées juridiques des uns et les programmes creux des autres, tout électeur, autre qu’islamiste, deviendrait aliéné et se réfugierait dans le cynisme pour une campagne qu’on aborde à reculons. Un mot ici, un mot par là, des enjeux bidon et la désillusion au bout du chemin.
Du côté d’Ennahdha, le choix d’un de ses deux vice-présidents par son Majlis Choura dans une ambiance houleuse, signale la fin du souffle d’épopée qui avait emporté pendant cinq ans Rached Ghannouchi vers des concessions et des renoncements inattendus. La vivacité des débats tranchait fortement avec le traditionnel unanimisme résolu caractéristique de la vie d’une secte.
Après la débâcle de la «Troïka», la coalition conduite par son mouvement et qui a dirigé la Tunisie de janvier 2012 à janvier 2014, M. Ghannouchi avait pris conscience du virage historique survenu à un islamisme de plus en plus assimilé au jihadisme et au chaos instauré par la barbarie de ceux qui se réclament plus islamistes que les islamistes. D’où cette volonté stratégique d’une certaine forme de normalisation qui s’était traduite par une alliance insidieusement entretenue avec un gouvernement qui représentait alors l’opposition.
Se déclarant fallacieusement en rupture avec la vocation tant redoutée d’une communauté transnationale qu’anime l’idéologie des Frères musulmans et leur ambition de constituer une société et un État islamique par tous les moyens, l’inamovible leader a beaucoup œuvré pour introduire chez les pauvres d’esprit une revendication que traduit une figure de style sans valeur et à connotation zéro : celle de la «démocratie islamique» qui ne serait en fait qu’un islamisme qui accepte le multipartisme, comme Bourguiba et Ben Ali toléraient une opposition d’apparat. Ce n’est rien d’autre que le nouveau procédé d’une islamisation new look sortie des mosquées pour aller s’imposer provisoirement dans les urnes.
Il fallait également que cette distanciation idéologique d’une pratique religieuse exogène et rebutante soit guidée par un effort d’affranchissement de l’islamiste intransigeant qu’il fut. Son accoutrement, sa barbe hirsute et son turban bleu, appartenaient à la mémoire collective et encourageaient la réminiscence des faits peu glorieux de son passé, cumulés et archivés dans les esprits. Ghannouchi pensait sérieusement que le faux éclat d’une séduction factice en costume-cravate l’aiderait à rebâtir une personnalité qui renvoie à un islamisme dépouillé de ses vieux oripeaux.
Ghannouchi contesté par ceux qui étaient jusque-là à ses bottes
Les accessoires sollicités pour s’opposer aux offenses de l’âge occultaient en d’incalculables manipulations dirigées tous azimuts : l’instrumentalisation des personnes, soit pour les rallier soit pour les discréditer, le maniement des idées, le recours aux commentaires tendancieux, la pratique du chantage envers Youssef Chahed pour le décourager de se présenter à la présidentielle, et l’art de monter les uns contre les autres et de tirer les ficelles. Le relâchement trompeur par rapport à l’orthodoxie des Frères, toujours en lien avec la conquête du pouvoir, n’a pas suffi à éviter à Rached Ghannouchi de voir son statut de maître tant redouté et vénéré, contesté par une assemblée qui était jusque-là à ses bottes. Le voilà écarté de l’élection présidentielle pour être relégué au relatif anonymat d’une tête de liste aux législatives, qu’il n’est d’ailleurs pas certain de rempoter.
Les principaux éléments du succès d’un candidat à la présidentielle tiennent à ses qualités propres, son charisme et sa bonne tenue, en particulier durant les débats. Abdelfattah Mourou réunit-il toutes ces qualités ? Pourquoi pas Ali Larayedh ? C’est en effet un bon candidat, mais son nom reste attaché au naufrage de la «Troïka». Zied Laadhari alors, cet électron libre du gouvernement ? Il est trop introverti. Jeté brutalement dans la politique, il a perdu l’usage de la parole. Cependant, s’il ne communique presque jamais, il reste très qualifié pour signer des accords et récolter des dons. Avec une éventuelle majorité islamiste, il pourrait bien diriger le gouvernement mais doit pour cela surmonter sa timidité d’esprit et apprendre à parler.
Pour une fois, les membres du Majlis Choura d’Ennahdha étaient devenus conscients que leur domination s’était progressivement érodée car ne pouvant plus reposer sur des conspirations toujours renaissantes.
L’ambition impose des vertus et il leur faudra désormais dire aux gens des vérités utiles. En premier lieu, que l’application scrupuleuse de la Loi islamique ne génère pas forcément le progrès. Les gigantesques mannes pétrolières de leurs souverains wahhabites furent un immense malheur. Ces régimes gaspilleurs n’ont fait que susciter la colère des musulmans pauvres qui sont allés trouver dans l’extrémisme islamique un exutoire par où s’épanche leur déraison à leur indignation.
Un candidat atypique au programme inexistant
La compétition politique étant désormais devenue une guerre d’images et de paroles, les dirigeants d’Ennahdha, dans l’espoir de ratisser plus large, avaient opté pour un candidat atypique au programme inexistant. Chez M. Mourou, les contours islamistes sont fortement estompés. Piété, civisme et vertu vont de soi chez cet homme fort avenant qui a bon air et bonne grâce.
Le vêtement étant l’enjeu d’une culture des apparences M. Mourou se montre légèrement décalé par rapport aux prototypes des partisans d’Ennahdha. Il revendique tous les signes extérieurs de la notabilité discrète du «baldi» habitant la médina ou ses faubourgs fondée sur l’austérité et l’effacement, privilégiant le contact avec le monde extérieur plutôt que l’enfermement sur soi. La barbe est blanche et puritaine, la chéchia rouge entourée d’un turban blanc et la «jebba» demeure pour lui l’emblème d’une élite sociale intellectuelle et fière bien que vivant sur les relents d’une époque révolue.
Nous savons tous que l’intégrisme islamique avait imposé un changement radical sur le plan linguistique, et l’usage de l’arabe classique, indice d’appartenance au groupe et symbole de solidarité, est devenu la langue de prédilection des islamistes qu’il faut absolument s’approprier car support de l’héritage arabo-musulman, en plus du fait d’être la langue du Coran. N’exprime-t-elle pas une volonté de démarcation avec les mécréants? Chaque point du discours doit ainsi être ponctué d’un verset coranique dans un souci de véracité et de légitimité divine.
Or, rien de tout cela ne transparaît dans le discours de M. Mourou, rejeton d’une formation réputée sadikienne qui en a fait une personnalité parfaitement bilingue. Il maîtrise à la perfection la langue arabe qu’il manie sans pédanterie, d’une manière à la fois riche et intelligible, mais ne fait montre d’aucun embarras lorsqu’il faut recourir au français.
Un islamiste pur jus déguisé en citadin islamo-moderniste
Demeure la question qui ne manque pas de turlupiner l’esprit d’une large frange de l’opinion publique. Celle de savoir jusqu’à quel point M. Mourou est-il vraiment Nahdhaoui ? Est-ce vraiment ce citadin islamo-moderniste, respectueux de la tradition tunisoise, que rebute tout extrémisme religieux, qui adhère à la liberté en matière de culte et dénonce vigoureusement la chasse faite aux non-jeûneurs de ramadan ? Est-il en totale rupture avec la rigidité des radicaux d’Ennahdha, ou bien est-il un second cheikh qui attend son heure pour assumer pleinement son islamisme? Sera-t-il le prometteur d’une contre-réforme ou se mettra-t-il à son tour à pratiquer son propre machiavélisme, usant de la ruse et de la force, de la simulation et de la dissimulation, de la cruauté et de la trahison ? Est-il vraiment ce doctrinaire méconnu d’un nouvel islam politique, lucide, en avance sur son temps et sur les manières de penser et de voir le monde que partagent les partisans et les dirigeants de son parti?
Enfin, comment entend-il faire admettre sa vision du monde, ses idées et inspirer une nouvelle politique et une nouvelle liberté pour tous les Tunisiens dès lors qu’il est tiraillé entre son statut de chef d’Etat «au-dessus des partis» et son allégeance à ceux qui l’avaient investi comme candidat ? Je veux parler de ceux qui n’ont jamais fait prévaloir le sens de l’intérêt général ni du bien commun, et entendent mettre de nouveau la main sur la République, ses lois et ses richesses ? Comment dans ce cas concilier l’image publique qu’inspire la personnalité d’un dirigeant attractif auquel les citoyens sont susceptibles de s’identifier, et les facteurs liés à son appartenance partisane et idéologique ?
En situation de concurrence sur le plan politique et idéologique avec d’autres chefs de parti, M. Mourou doit se construire une image distincte et singulière, en renforçant ou en réinterprétant certaines valeurs et en se dissociant d’autres, selon le public à qui il s’adresse et qu’il désire convaincre.
Force est de reconnaître qu’au-delà de sa mine joviale et épanouie, son humour irrésistible, le parcours de M. Mourou, qualifié d’islamiste modéré, un qualificatif qui a longtemps cessé d’être pertinent, n’est pas irréprochable et son passé ne manque d’ambiguïté. Les futurs opérateurs de l’élaboration de son image médiatique auraient du mal à escamoter certaines vérités, notamment ses silences complices avec la politique d’Ennahdha et son adhésion à leur idéologie politique. Sur bien de pratiques prônées par les doctrinaires islamistes comme étant constitutives de leur identité, ses réactions furent bien vagues, tels que le «jihâd» (guerre sainte), la «ghanîma» (butin de guerre) le «qitâl» (l’anéantissement sacrificiel), le système bancaire dit islamique, le tourisme halal, la question de la lapidation des femmes et de l’excision, sans parler du débit charlatanesque pur et conscient de ces marchands de Dieu qui usent et abusent de la crédulité publique.
Représentant des Frères musulmans à la tête d’un Etat arabe insuffisamment islamisé
Dans toute campagne électorale, les candidats proposent une image publique aux multiples facettes aux côtés des facteurs traditionnels liés à l’appartenance partisane et idéologique. Or celui qui prétend incarner le mieux la représentation idéale du politicien, aurait intérêt à éviter toute fausse note dans cette mise en scène de soi. Ainsi, qui pourrait encore admettre, et succomber à l’idée, que M. Mourou-candidat est toujours le disciple fervent des Frères musulmans, travaillant à la mise en place d structures de mobilisation qui, le moment venu, seront aux services de leurs ambitions politiques ?
Dans la mesure où Ennahdha demeure l’antenne tunisienne de l’Organisation mondiale des Frères musulmans, M. Mourou partage d’emblée une identité commune avec l’idéologie de la confrérie, celle d’un retour aux valeurs de l’islam et la mise en place un Etat islamique. Il va de soi, qu’une fois élu, il sera après feu Mohamed Morsi, réputé lui aussi pour ses manières simples et son air affable, un correspondant des Frères et leur représentant à la tête d’un Etat arabe insuffisamment islamisé.
Rappelons que celui que l’on fait faire passer pour le plus moderniste des islamistes, ce qui est une monstrueuse ineptie, n’entretient pas avec la confrérie des relations de pure forme. Ses liens intimes avec les Frères musulmans jalonnent toutes ses interventions politiques en dehors de la Tunisie
- Mourou détenait des actions dans la défunte banque Al Taqwa, créée par les dirigeants des Frères musulmans mondiaux, Youssef Nada et Ghaleb Himmat avec Youssef Qaradawi comme président de son conseil charaïque. Rappelons, tout de même, que le prédicateur égyptien, qui est l’une des personnalités la plus connue de l’aile radicale des Frères musulmans, est celui-là même qui a fait l’apologie du terrorisme, recommandé aux femmes de devenir des kamikazes, appelé au meurtre des homosexuels. Ses prises de parole alimentent toutes les entreprises terroristes. Cela n’a pas empêché, en mars 2015, M. Mourou de rencontrer Qaradawi pour parler de «la place de l’islam en Occident et de «l’islamisation» des non-musulmans.
- En mai 2011, Mourou avait participé à la 9 Conférence des Palestiniens en Europe à Wuppertal, en Allemagne. La conférence était organisée par le Centre de retour palestinien (PRC), qui fait partie du réseau de soutien du Hamas au Royaume-Uni et, comme toujours, réunissait des dirigeants du Hamas et des Frères musulmans mondiaux.
- En décembre 2012, Mourou a participé à la 11e convention conjointe de la Société américaine musulmane (MAS) et du Cercle islamique d’Amérique du Nord (ICNA), qui représentent les Frères musulmans américains.
- En 2012, celui qui s’était montré profondément choqué et indigné par les propos indécents proférés par Wajdi Ghoneim à l’endroit de Béji Caïd Essebsi qui venait de mourir, avait reçu en grande pompe le prédicateur fasciste égyptien, exclu en 2009 du Royaume-Uni pour «avoir glorifié la violence terroriste». Mourou avait alors poussé le zèle jusqu’à baiser le crâne de Ghoneim et lui remettre en cadeau un précieux Coran calligraphié.
- En octobre 2016, Mourou était l’un des invités d’honneur de la 27e conférence Palestine qui s’est tenue en Autriche. La conférence était organisée par le Conseil de coordination pour le soutien de la Palestine (KFUP) basé à Vienne et présidé par Adel Abdallah, l’un des dirigeants de la structure de soutien du Hamas en Autriche.
- En novembre 2017, Mourou avait donné une conférence à la mosquée Dar Al-Hijrah, en Virginie, qui entretient des liens étroits avec les Frères musulmans américains.
Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou c’est du pareil au même
Malgré la nature de la constitution de la deuxième république, le chef de l’Etat n’est pas un roi fainéant : il signe les lois, nomme le Premier ministre, peut dissoudre l’Assemblée, contrôle deux ministères régaliens, préside le Conseil de sécurité nationale, représente la Tunisie à l’étranger et intervient dans pleins d’affaires de société. Bref une magistrature qui réjouit ou inquiète l’opinion publique tunisienne et les chancelleries, selon le profil de celui appelé à l’occuper.
La candidature de M. Mourou est un admirable coup de force politique d’Ennahdha par l’art du simulacre dont la définition la plus simple est celle de «récréer un semblable». Ainsi Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou c’est du pareil au même. Avec une nuance. La force du subterfuge est de changer l’apparence, en l’occurrence faire prévaloir la personnalité de celui qui, jusque-là effacé et inattendu, laissait transparaître dans l’imaginaire populaire un futur homme d’État, manifestant une certaine distance, inspirant le pouvoir et l’autorité, tout en suscitant l’idée de proximité, de simplicité, de modestie, de bon jugement et de paix.
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