Si le Maroc attiré désormais plus d’investissements étrangers que la Tunisie, c’est parce qu’il a mis en place, depuis 1999, un département d’intelligence économique.
Par JD Analysis
La question revient souvent : comment un pays comme le Maroc arrive-t-il à attirer autant d’entreprises et d’investissements étrangers. Quelques clefs qui permettent de comprendre.
Les premiers pas du renseignement économique marocain
En 1998, à la fin de leur premier cours d’intelligence économique, les quatre jeunes officiers du renseignement marocain envoyés par leur pays pour se former dans une université britannique n’en reviennent toujours pas de la question posée par Mister Gracy, leur professeur du jour, ancien diplomate britannique et sans doute ancien espion économique du Royaume-Uni : «Qui devrait être le plus décoré entre ces deux personnes ? Un agent du renseignement sécuritaire sauvant de la mort 50 personnes en empêchant un acte terroriste ou un agent du renseignement économique permettant, par sa captation d’informations, à 50 entreprises de se créer et d’embaucher des centaines de personnes?»
Les jeunes formés, issus d’un pays qui traversait, en 1998, une phase difficile sur le plan sécuritaire, étaient d’autant plus surpris que l’enseignant développait l’idée que permettre à des centaines de familles de travailler, éduquer leur enfant dans le confort, payer leurs études supérieures, etc., était aussi important que de protéger la sécurité du pays.
Presque à la même période, au début des années 2000, quelques kilomètres plus loin, une cinquantaine d’agents tunisiens tentaient de savoir quel était le petit-déjeuner des quelques 1500 réfugiés d’Ennahdha, le parti islamiste tunisien, sur le sol britannique. Tous faisaient de l’intelligence sécuritaire, mais aucun du renseignement économique.
2010-2015 : La machine du renseignement marocain donnent ses fruits
Lorsqu’en 2015, le Maroc annonce l’installation de l’entreprise chinoise Huawei sur son sol, tous, sauf ceux qui suivent ce pays depuis 20 ans sur les questions d’intelligence économique, s’étonnent. Mais pourquoi beaucoup jugent-ils cette information étonnante ?
Pourquoi, se demandent-ils, le géant mondial des appareils de télécommunication, qui pèse plus de 40 milliards de dollars (le PIB de la Tunisie), s’installe-t-il au Maroc, au lieu de l’Algérie, où il fait son plus gros chiffre d’affaires sur le continent africain ? On soulignera, au passage, l’énorme colère du ministre algérien de l’Economie de l’époque en apprenant cette importante installation chez le frère et néanmoins ennemi marocain.
Même si le Maroc s’est doté, en 2009, d’une loi intéressante sur les investissements (ce que vient de faire la Tunisie en ce mois de septembre 2016), pourquoi le choix de la Tunisie, pays central, instruit et placé dans une dynamique politique démocratique, n’a-t-il pas été retenu ? On notera plus bas que la non-installation en Tunisie n’a pas été en raison du climat politique mais davantage à cause de l’absence de lois favorables à l’investissement extérieur.
Et le «festival» d’installations d’entreprises au Maroc ne s’est pas arrêté là. Entre 2012 et 2015, le Maroc a attiré plus 600 entreprises étrangères dont une dizaine de géants économiques qui ont obtenu la certification Casablanca Finance City (certification donnant un cadre fiscal très favorable aux entreprises).
Comment un pays, qui possède un taux de scolarisation moins important que celui de la Tunisie, un régime moins démocratique (en tout cas depuis 2011) et une administration presque identique (sinon moins bonne), arrive-t-il à attirer autant d’investisseurs et d’entreprises étrangères?
La mise en place du très secret DIEM
Après quelques premières conférences oiseuses sur l’intelligence économique menées ici et là à la fin des années 1990 pour parler de «state branding», veille économique, information stratégique, etc., le Maroc a entrepris une vraie stratégie d’intelligence économique et décidé d’avoir une politique plus offensive dans ce domaine.
Animé d’une réelle volonté politique d’agir sur le terrain de manière offensive (pour ne pas dire agressive) en vue de capter toute information utile pour l’investissement, le Maroc s’est doté, dès 1999, d’un département d’intelligence économique marocaine (DIEM). Dès le départ, une cinquantaine de diplomates et officiers de renseignement économiques ont agi dans l’hombre pour donner une ossature à cette force d’attaque destinée à ramener du business au pays. Les résultats n’ont pas tardé.
Reste que le Maroc n’est qu’un petit joueur dans ce vaste jeu de requins économiques. L’objectif d’un tel jeu, aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est de trouver des solutions au chômage interne. Les non-initiés à l’intelligence et au renseignement économique ou les sceptiques pourront ne pas voir le lien direct entre le renseignement et la lutte contre le chômage. Mais leur étonnement disparaîtra lorsqu’ils écouteront ce qu’a dit Assange, en 2013, lorsqu’a éclaté le scandale de l’espionnage à grande échelle auquel les Etats-Unis soumettaient plus de 100 entreprises et grands décideurs économiques français.
A la question d’un journaliste du quotidien ‘‘Libération’’ qui lui demandait pourquoi les Etats-Unis utilisaient les outils dits de lutte contre le terrorisme dans le domaine de l’espionnage économique, ce dernier répondit : «Aux Etats-Unis, la vraie priorité n’est ni la géopolitique ni le terrorisme mais le chômage. C’est sur ce point que sont élus ou non les politiques et ils le savent. L’espionnage économique est une priorité pour rapporter du business et permettre l’emploi. En France, le chômage est particulièrement élevé mais il y a une raison à cela, c’est que les Etats-Unis jouent un sale jeu.»
Il faut comprendre, ici, que les Etats-Unis volent les découvertes françaises pour enregistrer des brevets à leur nom, font de substantielles économies de recherche, vendent avant les Français des produits découlant de leurs découvertes, répondent avant les autres à des appels d’offre internationaux en connaissant ce que pensent les concurrents, etc.
Après l révélation de ce scandale, l’hystérie politique et médiatique française anti-américaine fut intense mais elle retomba toutefois rapidement. Surtout lorsque plusieurs médias américains révélèrent, comme par hasard, sans doute pour éteindre l’incendie diplomatique, qu’au même moment la France espionnait plus de 700 entreprises, diplomates, chefs d’entreprises du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). Plusieurs médias français et tunisiens s’en firent lors l’écho.
Les mêmes Etats-Unis, roi de l’espionnage économique, s’étaient aussi rapidement calmés après leur sérieuse protestation officielle, lorsque le président Obama révéla l’existence de l’unité 63186 chinoise composée d’une centaine de cyber-officiers du renseignement et d’étudiants chinois espions ayant volé des secrets industriels d’entreprises américaines.
En réalité, sur le terrain économique, même si tout le monde dit que c’est illégal, la règle est à l’espionnage industriel pour savoir qui va lancer un appel d’offre international, quelle est l’entreprise concurrente, quelles sont ses innovations, comment détruire l’image d’une entreprise concurrente, quel décideur approcher pour qu’il délocalise ou ouvre une filiale dans tel ou tel pays, etc.
Où en est, aujourd’hui, la Tunisie, sur ce terrain là ?
Sur ce point, mis à part quelques articles intéressants montrant la prise de conscience, notamment celui publié par le journal Kapitalis (‘‘Intelligence économique : La Tunisie peut-elle rattraper son retard ?’’, le 7 avril 2016), on n’a pas l’impression que la question est posée avec le sérieux requis. Celle-ci a pourtant des conséquences financières importantes. Le renseignement économique ou le non-renseignement économique peut faire gagner ou faire perdre à un Etat entre 800 millions à 1 milliard de dollars par an, et les emplois qui en découlent.
Au-delà du Maroc, proche voisin de la Tunisie, il y a aussi l’Irlande, dont le ministère des Affaires étrangères dispose d’une cellule composée de 150 diplomates/commerciaux qui sont chargés à plein temps de capter l’investissement ou les sièges sociaux d’entreprises étrangères. Ce pays héberge les sièges européens de grandes entreprises internationales comme Google, Microsoft, Amazon, etc., ce qui lui a permis de créer plusieurs milliers d’emplois. Mais le pays qu’il faut étudier, dans ce contexte, c’est bien Taiwan.
Taiwan cumule les handicaps mais c’est le 25e Etat le plus riche du monde
Cette île/pays est la référence enseignée dans tous les cours business intelligence and analytics dans les universités anglaises et américaines. L’île deux fois plus petite que la Tunisie, en conflit ouvert avec la Chine qui veut la reprendre, ne possède de relations diplomatiques qu’avec 25 pays dans le monde. Elle n’a pas de surface agricole assez importante pour nourrir sa propre population et ne possède pas de richesse naturelles. Cela ne l’empêche pas d’être le 25e pays le plus riche du monde avec presque 500 milliards de PIB annuel.
Comparativement, la Tunisie, qui est un pays souverain ne risquant pas l’invasion par un continent Etat comme la Chine, qui a une superficie deux fois plus grande que Taïwan et qui est situé à quelques centaines de km de l’Europe ne génère que 50 milliards de PIB et souffre économiquement.
Quels sont les secrets du succès taïwanais? Non pas une armée surpuissante. Non pas des scientifiques et des chercheurs géniaux. Non pas une diplomatie qui a du poids, puisque tous les pays qui ont des relations avec Taiwan sont harcelés par la Chine. C’est quoi alors ?
Un document interne de la diplomatie taïwanaise résume la réponse en 3 points, qui sont les missions principales de cette diplomatie : 1- détecter toutes les opportunités de business pouvant intéresser l’île et la répercuter systématiquement à des relais industriels et économiques du pays (appels d’offres, sous-traitance, etc.) ; 2- réussir à inviter au moins 15 acheteurs de multinationales par an pour leur proposer des produits manufacturés taïwanais ; 3- rapporter à l’île annuellement l’équivalent de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires (le pays compte quelques 500 diplomates/commerciaux).
La diplomatie marocaine semble avoir suivi ce modèle, puisqu’il est demandé à chaque ambassadeur marocain basé dans un grand pays de réaliser des objectifs précis et chiffrés : inviter au moins 10 CEO de grandes entreprises pour leur présenter le Maroc, contacter au moins 50 entreprises pouvant intéresser les industriels marocains, etc.
Combien de diplomates tunisiens ont des objectifs précis en matière de recherche d’opportunités, d’attraction d’investissements, etc., pour ne parler que des opérations légales de recherche de business?
Si les conférences peuvent être utiles en tant qu’événement médiatique, comme celle consacré à l’investissement que compte organiser la Tunisie fin novembre prochain, elles ont rarement efficace pour générer des affaires. N’a-t-on pas organisé une conférence similaire, en septembre 2014, avec des retombées quasi-nulles ?
A côté de ce type d’événement, les Tunisiens seraient bien inspirés de développer aussi une politique structurée d’offensive économique au sein d’un service de renseignement économique à forte plus-value.
Si la Chine mobilise plus de 60% de son renseignement sur les questions économiques (les 40% restants surveillent les opposants et s’occupent de la sécurité intérieure du pays), ce n’est pas pour rien. Si l’on estime à plus de 2000 les agents américains opérant dans l’espionnage économique, ce n’est pas fortuit.
Une invitation qui tombait a point
Pour revenir sur le cas de Huawei et comprendre opérationnellement son installation au Maroc, évoquée plus haut, il faut savoir qu’en 2012, le grand groupe a commandé à son département du développement d’étudier l’opportunité d’une installation au Maghreb et de donner les résultats de l’étude dans un délai de 6 mois. Une équipe de juriste a été envoyée en Europe pour approfondir certains aspects de cette question. Si la Tunisie a été disqualifiée d’emblée, en raison d’une loi sur les investissements obsolète (et non pas en raison du contexte politique), ni l’Algérie ni le Maroc ne partait favoris. Ce qui fut déterminant, c’est un détail : un diplomate marocain très porté sur les questions économiques a appris, par une indiscrétion, que les directeurs juridiques de Huawei recherchaient des informations sur les conditions fiscales dans les pays du Maghreb. La machine diplomatique marocaine fut immédiatement mise en marche et des contacts pris directement avec le siège de Huawei pour organiser une simple rencontre pour présenter les opportunités du pays. La suite, on la connaît…
Huawei au Maroc couvre toutes les filiales africaines, leur assurer assistance financière, de formation, logistique, etc. Cela fait, par conséquent, des centaines d’emploi…
Assange avait donc bien raison : l’une des raisons du chômage dans certains pays réside dans l’information économique inexistante ou incorrectement employée.
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