Pour sortir la Tunisie de la crise où elle s’enfonce chaque jour un peu plus, sans lueur d’espoir à l’horizon, laissons la parole aux vraies spécialistes de la gouvernance économique et financières, et cessons de prêter l’oreille à la démagogie du Harak du 25-Juillet, des joutes parlementaire et des cellules de base de la démocratie participative. Et avançons sur des idées, des plans et des programmes clairement définis.
Par Mounir Chebil *
Certains analystes expliquent la réticence du Fonds monétaire international (FMI) et celle de certaines capitales occidentales à accorder de nouveaux crédits à la Tunisie par la dérive autoritaire qu’elle connaît actuellement.
D’autres voient dans le refus des monarchies pétrolières du Golfe à venir en aide à la Tunisie par la crainte que la réussite du processus démocratique qui est engagé dans notre pays rejaillisse négativement sur la stabilité de leurs régimes despotiques.
Je ne pense pas personnellement que ces pays soient animés par de telles considérations. Du temps de Bourguiba et de Ben Ali, il y avait une vision. C’est pourquoi la Tunisie n’a jamais trouvé des difficultés à obtenir des financements étrangers. L’Occident a bien financé la Tunisie malgré le manque de démocratie. Quant aux pays du Golfe, ils ont toujours accordé des crédits à la Tunisie et investi des sommes colossales dans divers projets, malgré leurs réserves quant à la sécularisation de l’Etat et à l’interprétation spécifiquement tunisienne des préceptes de la charia.
Les réserves des bailleurs de fonds
Donc, la réticence actuelle des bailleurs de fonds est à chercher ailleurs. En effet, ces derniers seraient très réservés et très exigeants pour consentir des crédits destinés à combler le déficit budgétaire d’un pays déjà trop endetté et qui trouve des difficultés à honorer ses engagements, comme c’est le cas de la Tunisie d’aujourd’hui. Ce qui aggrave le cas de notre pays, c’est le risque de l’insolvabilité conjugué au refus d’entamer les réformes qui s’imposent.
Ce qui rend les bailleurs de fonds encore plus sceptiques, c’est le manque de vision aussi bien à court qu’à moyen et long terme. La vision, dans le régime présidentialiste tunisien, relève de la responsabilité du chef de l’Etat qui, aux termes de l’article 100 de la constitution promulguée en juillet 2022 par Kaïs Saïed «détermine la politique générale de l’État, en définit les options fondamentales et en informe l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil national des régions et des districts.»
Or, et c’est là, la bizarrerie tunisienne, Kaïs Saïed a été élu président de la république sans qu’il n’ait présenté la moindre esquisse de programme pour le pays. Dans le contexte des élections présidentielles de 2019, on pouvait le lui pardonner. Mais puisqu’il s’est avéré que depuis le premier jour de son investiture, il commençait à préparer le passage en force du 25 juillet 2021, il aurait pu, dans ce cas, s’entourer d’une équipe de compétences diverses pour lui préparer au moins les grandes lignes d’un programme économique, social et culturel. Une fois seul sur le trône, comme il l’a planifié, et disposant de la plénitude des pouvoirs, il aurait dû confier cette feuille de route à son gouvernement qu’il a nommé dans le cadre des mesures exceptionnelles puis de l’article 101 de la constitution; qui stipule que le gouvernement se concerte sous son haut patronage avec les partenaires sociaux et établit les grandes orientations pour le pays.
Le gouvernement de l’après juillet 2022 devrait être en principe constitué de personnes de hautes compétences et imbus du sens de l’Etat. Il aurait à assainir le climat des affaires, et à pallier au plus urgent. Il aurait surtout à trouver un terrain d’entente avec le FMI, pour permettre à la Tunisie d’obtenir un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars. Cet accord devrait aussi permettre à la Tunisie de réunir, en plus, quelque 5 milliards de financements extérieurs provenant essentiellement de l’Europe et des pays du Golfe.
Tout est question de rationalité et de transparence
La limitation de la dépense de l’Etat, la restructuration des entreprises publiques et la rationalisation des subventions sont inévitables. Tout est question de rationalité, de transparence, de communication et de dosage des mesures de manière à ce que les démunis ne fassent pas les frais de ces restructurations, loin de toute démagogie et de populisme au rabais. C’est à l’Etat, garant de l’intérêt général, de faire prévaloir ses choix indépendamment de la pression de la rue, qui n’a pas à imposer ses lois, et des petits calculs électoraux.
Parallèlement à ces urgences, les grandes orientations ou les directives politico-techniques élaborées par les pouvoirs politiques, en l’occurrence l’exécutif, auraient dû faire l’objet d’un plan de développement triennal ou quinquennal conséquent susceptible de déterminer les objectifs à atteindre et les moyens pour y parvenir, mobiliser les énergies de toute la nation et canaliser les efforts. Seule la planification comme méthode de direction économique permet de remplacer l’anarchie et l’évolution spontanée de la société par un développement ordonné et harmonieux.
Les grandes orientations du pouvoir politique devraient être transmises à une structure centrale et autonome de planification qu’on appellerait le Commissariat général au plan. Il serait composé de techniciens de la planification et de l’économie, d’ingénieurs, de juristes, d’universitaires… Il aurait à élaborer techniquement le plan sur la base des directives politico-économiques des pouvoirs publics et contrôler son exécution par la suite en l’absence du Conseil national des régions et des districts.
L’économie est une matière trop complexe et les assemblées sont composées de politiciens qui n’ont ni la formation ni le temps à consacrer au travail minutieux que nécessite la planification. Dans de telles conditions, le législatif ne peut qu’avoir tout au plus une compétence de principe et la compétence réelle reviendrait à l’exécutif. Celui-ci dispose de spécialistes et de techniciens en nombre suffisant et peut ainsi, en dehors des passions parlementaires, ériger valablement le plan et contrôler son exécution.
Le Commissariat général au plan serait assisté par des commissions, qui constitueraient l’élément de base du travail de la planification et dont les membres seraient recrutés selon leurs spécialités économiques. Leur rôle serait de développer les directives du Commissariat général au plan et de les confronter aux possibilités réelles de l’économie.
Eviter der s’enliser dans les débats cacophoniques
Les travaux du Commissariat général au plan seraient discutés au sein d’un organisme de supervision qui se réunirait selon les nécessités. Il serait composé par le chef du gouvernement, les ministres concernés, les gouverneurs censés être à l’écoute des régions, les représentants des syndicats, du patronat, des secteurs de l’agriculture, de l’industrie et de la recherche scientifique. C’est au sein de ce conseil que le politique et l’économique, ainsi que les secteurs public et privé, se rencontrent pour discuter du plan. Les travaux du conseil de supervision seraient transmis au Commissariat général au plan pour qu’ils soient pris en considération.
Une fois le plan élaboré, il est remis au président de la république et au chef du gouvernement pour approbation et exécution. Dans ce processus, aucun recours à la population n’a lieu. Il n’existe ici ni de phase descendante, ni phase ascendante des directives et des projets. Le contexte actuel, caractérisé par l’urgence, ne permet pas d’élargir les consultations et de s’enliser dans les débats cacophoniques.
Laissons la parole, non pas au Harak du 25-Juillet, ni à la démagogie parlementaire et à celle des cellules de base de la démocratie participative, mais aux spécialistes, et avançons, quitte à rectifier par la suite la procédure dans la sérénité. Le plan serait aménageable, mais obligatoire pour le secteur étatique et indicatif pour le secteur privé sur qui il agirait par la seule vertu de son évidence et de sa cohérence.
L’élaboration du plan sur des bases scientifiques, donnerait de la visibilité, permettrait de bien exploiter les potentialités nationales et faciliterait l’accès aux concours extérieurs nécessaires au développement. En conséquence, les lois de finances seraient établies annuellement en harmonie avec les orientations du plan.
Le président de la république Kaïs Saïed n’a suivi ni la voix de la raison ni les termes de l’article 100 de «sa» constitution. Il a beau multiplier les boucs émissaires, il demeure seul responsable du marasme dans lequel le pays est embourbé.
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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