Les Tunisiens rejettent l’État policier hérité de l’ancien régime et attendent encore l’avènement de l’État policé, respectueux de la seule législation qui compte, celle de la Constitution.
Par Farhat Othman *
On continue d’affabuler en Tunisie, prétendant à l’État policé de droit, quand on ne fait que préserver l’État policier de la dictature et du protectorat à travers une législation scélérate, toujours en vigueur, en violation de la constitution, seule légalité à respecter dans le pays.
À bientôt sept ans de nouveau régime, supposé incarner une révolution, la Tunisie est plus que jamais éloignée des idéaux populaires qui ont été au cœur des masses, même si elles n’ont point été incarnées par leurs élites. Ces dernières sont demeurées coupées du peuple, n’ayant fait que bénéficier de sa révolution, y compris les anciens opposants qui vivaient bien plus d’une telle réputation que ne militaient contre l’ancien régime, faisant alliance avec ses anciens serviteurs parmi les plus zélés pour se partager le gâteau du pouvoir sur le dos d’un peuple dont la jeunesse n’a jamais été autant brimée.
Certes, on tient désormais au pouvoir un discours différent de celui d’hier, axé sur les droits et les libertés; mais comment être crédible quand on refuse ce qui tombe sous le sens : l’abolition de ce manifeste la dictature, sa législation scélérate dont des pans entiers remontent à la période coloniale ? Comment justifier d’une sincérité faisant concrètement défaut quand les droits et libertés constitutionnellement consacrés sont demeurés à ce jour lettre morte ?
Résilience de l’État policier
Avec le maintien en l’état de la législation liberticide de l’ancien régime et du protectorat, on administre la preuve la plus éclatante que la Tunisie est voulue par ses responsables actuels ce même État policier qu’elle était sous la dictature. Or, ne se vante-t-on de l’avoir déchue ?
Il est vrai, d’aucuns osent ne plus parler de révolution, ce qui a été, au vrai, un coup du peuple, ayant bénéficié de la forte pression populaire pour une meilleure destinée. Or, la mentalité du peuple a changé à la faveur de ce qu’on a appelé révolution, ayant transformé la virtuelle révolution en réelle transformation mentale, revendiquant plus que jamais ses droits dont il est conscient, exigeant ses libertés, condition sine qua non d’une dignité qu’il n’a plus peur d’exiger bien haut et très fort même.
On peut le dire maintenant, ce coup du peuple n’aurait jamais pu avoir lieu sans les menées dans l’ombre de l’ancien appui américain du régime dans le cadre de sa nouvelle stratégie impérialiste dans le monde arabe. C’est ce qui l’a amené à penser user de ce que je qualifie d’alliance capitalislamiste, amenant au pouvoir ses nouveaux protégés, les alliés intégristes musulmans. S’ils ont facilité ses ambitions militaires en Syrie, ils ont eu le tort, tout comme lui, de négliger les aspirations démocratiques du peuple bien que ce fut en leur nom qu’a été justifié le coup de force contre l’ancien allié indéfectible, le dictateur Ben Ali.
C’est ainsi que par une politique machiavélique, sans la moindre éthique, criminelle même, puisqu’elle a amené à l’encouragement de l’envoi massif de nos jeunes à la guerre, on a ouvert une boîte de Pandore en Tunisie. Et elle ne se refermera plus avant que le peuple ne rentre dans ses droits et recouvre ses libertés, au nom de la parole donnée, valeur ô combien éminente dans son imaginaire, étant enracinée dans sa culture. Ce qui commande d’en finir avec l’État policier toujours en place à travers la législation coloniale et dictatoriale brimant encore et toujours le peuple tunisien.
Aujourd’hui, la dictature de l’ancien régime est même devenue double par l’usage qu’on fait de la religion, ce qui donne aux nouveaux profiteurs islamistes du pouvoir la prétention d’imposer leur lecture frelatée de l’islam. Or, il n’a jamais été la religion qu’ils croient, étant une foi non seulement des libertés, toutes les libertés, mais aussi un esprit libertaire dans l’âme, au diapason de l’attachement ontologique arabe à la liberté sans limites.
C’est la résilience d’un tel État policier qui fait le malheur du peuple tunisien en même temps que le bonheur des capitalistes sauvages prenant d’assaut son pays pour leurs affaires, aidés et soutenus par les minorités privilégiées des anciens et nouveaux profiteurs, qui ne sont que des affairistes, en argent ou en religion. Tous croient en un même et seul Dieu, pas celui des vrais croyants, mais des faux zélotes : Mammon, la déité de tout dictateur, tout État policier.
Besoin d’un État policé
Si la pratique politique des élites au pouvoir ou orbitant tout autour est ainsi demeurée la même, injuste et immorale, elle ne saurait plus désormais s’imposer sans heurts sinon drames en Tunisie. Car le peuple a gravi assurément un échelon sur le plan de l’assomption de son être, et ce depuis son fameux coup du peuple. Cette révolution réellement postmoderne aura sous peu sept ans, ce qui est un âge de majorité pour les peuples. En tout cas, elle préfigure un contrecoup du peuple, l’exigence par tous moyens de ses droits et libertés légitimés, qui plus est, par une Constitution qu’on s’obstine à ne pas vouloir mettre en œuvre pour continuer à agir sans foi ni loi.
Assurément pour tout observateur de l’actuel et du quotidien populaire en notre pays profond, si la situation actuelle de non-droit persiste, il se passera la même chose que pour la révolution, un passage du virtuel au réel. Par la force de sa volonté, sa pression et son refus de l’État policier pour un État policé, respectueux de sa seule législation qui compte, celle de la Constitution, le peuple imposera la légitimité de ses droits.
Il les fera prévaloir sur la fausse légitimité des lois actuelles illégitimes et même illégales étant une violation flagrante du texte absolument supérieur qu’est la constitution. Et qu’on ne lui parle pas d’élections qu’il boycotte d’ailleurs, car on ne peut avoir des élections honnêtes dans un environnement légal malhonnête, étant celui de l’État policier dont on ne veut se débarrasser. Aussi, si les responsables du pays et leurs soutiens d’Occident souhaitent le maintien de leurs propres intérêts, ils se doivent d’agir en toute honnêteté à faire passer la Tunisie de l’État policier qu’elle est restée en un état policé qui est bel et bien le véritable État de droit.
Par conséquent, il est inutile de continuer d’affabuler, prétendre à l’État civil quand les manifestations de religiosité, une fausse spiritualité violant la vraie foi, continuent à être entretenues dans le domaine public. Or, la religion, en islam, est l’affaire du domaine privé par excellence, n’ayant nulle vocation à investir l’espace public, le rapport entre Dieu et le fidèle devant être direct, intime et surtout discret.
Il ne sert plus à rien, non plus, de se réclamer de l’État de droit quand ce droit est celui de la dictature qui brime et violente les masses, jeunes notamment; pour en exiger le respect, il est impératif de commencer par en éliminer les textes viciés, particulièrement dans la sphère privée de la vie citoyenne. Surtout, il importe de cesser de se complaire de l’incantation démocratique sans oser la fonder par des actes concrets; pourtant, rien n’est plus facile que de proposer des textes de loi et de réaliser la réforme législative d’ampleur qui s’impose sans plus tarder. Et si l’on n’a pas d’inspiration pour en cogiter, qu’on retienne les textes clef en main proposés par la société civile !
Les prétentions démocratiques des responsables et celles d’indépendance des instances supposées neutres ne peuvent plus faire illusion sur le peuple de Tunisie tant que l’environnement juridique n’aura pas été toiletté de ses lois de la honte qui ne font que lui rappeler une jonglerie qu’il ne connaît que trop, l’ayant vomie avec la dictature. Aussi, avant de parler d’élections, municipales déjà, puis législatives et présidentielle, il importe de s’atteler à la réforme de l’arsenal répressif de l’ancien régime toutes affaires cessantes. C’est d’un régime policé et non policier que la Tunisie a le plus besoin; c’est lui qui est susceptible de rétablir la confiance entre le peuple et ses dirigeants.
Rappelons, pour finir, à nos responsables qu’ils ne peuvent plus confondre l’administration policée des citoyens avec une administration policière. Il est vrai, l’étymologie latine des deux mots (politia) est la même avec le même sens, mais il y a loin d’un comportement civilisé, développé et évolué, donc policé, et ce comportement immoral qui a encore cours chez nous relevant de la mentalité de policier, soit de la police en tant qu’ensemble de règles délictuelles et criminelles.
* Ancien diplomate, écrivain.
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