Outre la publication de la liste des martyrs de la révolution, il importe de faire la vérité sur les snipers ou, à défaut, de concrétiser les droits et libertés du peuple.
Par Farhat Othman *
Qui doute encore, aujourd’hui en Tunisie, que des menées occultes ont accompagné le départ «forcé» du dictateur Ben Ali et l’arrivée des islamistes au pouvoir? À qui ferait-on croire qu’il n’y avait pas eu de snipers tueurs des enfants du peuple? Les témoignages se multiplient au point qu’il devient non seulement risqué politiquement et juridiquement, mais immoral et indigne de ne pas chercher sérieusement à faire toute la lumière sur cette énigme.
Promise par le chef de l’État avant fin mars, la publication de la liste des blessés et martyrs, victimes pour la plupart des snipers, doit être l’occasion de faire la lumière sur la question. Il n’existe aucune autre échappatoire, sauf à vouloir gagner du temps, différant une telle annonce fatale.
Dans ce cas, la moins immorale et la plus efficace serait de reconnaître immédiatement au peuple tous ses droits et libertés, notamment dans le domaine de sa vie privée. Ce serait ainsi, en quelque sorte, une compensation sérieuse susceptible de le faire patienter encore un peu pour connaître enfin la vérité taboue.
Le courage de la vérité
Sauf à être un politicien à l’antique, jouant faussement au lion et au renard, on ne peut plus prétendre faire croire à une révolution ni à ce qu’elle ait été l’œuvre du peuple qui a certes été dans le coup, mais en tant que prétexte, force de pression, jamais acteur direct.
L’expression la plus appropriée en l’occurrence est bien celle de coup du peuple faisant indirectement référence à un coup d’État; car il y en a bien eu, et même plusieurs en un seul. C’est d’ailleurs pour cette raison que les nouveaux Destouriens refusent de célébrer le 14 janvier 2011, manifestant la réussite de leurs ennemis islamistes.
Or, le talent de ces derniers, leur atout maître, a été d’avoir su faire reposer la chute de l’ancien régime sur les exigences populaires; ce que personne ne doit ignorer. Car il y avait une réelle faim en Tunisie, tout comme dans le monde d’ailleurs, d’un nouvel ordre qui soit enfin un peu plus juste que le désordre actuel issu de la Seconde Guerre mondiale et de l’indépendant, tous deux obsolètes, étant injustes et immoraux.
Le peuple tunisien ne voulait plus de la dictature; aussi on a joué de sa volonté, l’instrumentalisant, car il n’a encore ni ses droits ni ses libertés. Bien pis ! on lui cache la vérité officielle, qu’il n’ignore pourtant plus, sur ces jours ayant précédé et suivi la chute de la dictature. C’est la pire offense à lui faire ainsi, le traitant en mineur, alors qu’il a prouvé sa maturité. Au vrai, c’est de la puérilité de la part de notre classe politique projetant sa propre minorité sur le peuple.
Un tel jeu malsain risque d’ailleurs de devenir très périlleux, particulièrement pour qui s’adonne à la honte de nier l’évidence de cette fausse énigme des snipers. Le courage politique et la morale commandent de faire toute la vérité sur la question en même temps, au plus tard, que la publication de la liste des victimes de ce qui semble être un commando manifestement étranger, au service de l’étranger pour des visées géostratégiques ne concernant pas notre pays.
Désormais, la justice dispose de nombre de témoignages attestant la présence d’individus, possiblement des paramilitaires, qui se seraient retrouvés avec armes et munitions sur le territoire tunisien depuis au moins le 10 décembre 2010. Et elle ne peut plus ignorer de tels témoignages. Avec tout ce qui a été dit, on ne peut plus prétendre, envers et contre tout, l’inexistence des snipers. C’est même bien plus qu’une pure question de droit consistant à rendre justice aux victimes; c’est une affaire d’honneur politique et de dignité éthique : ceux des blessés et martyrs tombés sous les balles de ces snipers avant tout, mais aussi de qui tait la vérité ou empêche qu’elle soit faite pour que justice soit rendue.
De sérieux éléments à ne point négliger
Le dernier témoignage du journaliste français Olivier Piot, une vidéo sur les réseaux sociaux, venant s’ajouter à son livre ‘‘La Révolution tunisienne : Dix jours qui ébranlèrent le monde arabe’’, doit intéresser aussi bien la justice tunisienne que la commission parlementaire qui enquête sur les filières d’envoi des jeunes Tunisiens en Syrie, car il doit bien y avoir un lien entre ces snipers, leurs commanditaires et leurs bénéficiaires.
En la matière, Olivier Piot accuse sans ambages un pays arabe ami, le Qatar en l’occurrence; ce qui suppose qu’il avait des intérêts à faire tomber le régime Ben Ali, des intérêts dépassant le cadre de la Tunisie pour une stratégie des grandes et moyennes puissances au Proche-Orient.
Si le journaliste indique l’entrée en Tunisie d’étrangers louches la veille de la fuite supposée du dictateur, son témoignage recoupe bien d’autres, avec une date remontant même au 10 décembre 2010, sur ces individus à l’allure militaire, de jeunes mûrs de 25 à 40 ans, en pantalon marron et chemise jaune, avec mallettes noires d’un mètre et demi et valisettes grises, les premières devant être des armes et les secondes leurs munitions.
Confirmant ce qu’il avait déjà dit dans son livre, Olivier Piot est catégorique et précis, répondant de sa source parfaitement fiable : ces mercenaires auraient été recrutés par le Qatar, avec un tarif de 1.000 à 1.500 dollars par jour; et ils auraient procédé pareillement en Égypte.
Les droits et libertés dans l’attente de l’état de droit
On peut comprendre que les autorités politiques tunisiennes, pour des raisons de haute sécurité, estiment ne pas être actuellement en mesure de faire la vérité sur la question; la politique a ses raisons avec lesquelles la raison sensible, nullement dogmatique, doit s’accommoder.
Toutefois, cela ne doit être qu’un délai à attendre et non un enterrement d’une affaire qui est au cœur de la démocratie et de l’État de droit qu’on veut ériger en Tunisie et qu’elle mérite amplement. Aussi, la seule échappatoire possible pour nos autorités serait de ne pas bafouer totalement l’État de droit avec un déni inacceptable de la vérité, mais de le servir en agissant à octroyer enfin au peuple ses droits et libertés et ce tout de suit en lieu et place de la justice réclamée sur les snipers. Ce sera ainsi une justice (politique) contre une autre justice (juridique).
C’est en agissant sérieusement et honnêtement sur ce registre des libertés publiques que nos responsables ne se montreront pas irresponsables. Ils doivent donc, sans plus tarder, décider un moratoire des lois les plus liberticides de la dictature et faire ainsi, un peu, amende honorable auprès du peuple floué dans sa volonté de s’émanciper de la dictature qui continue à le brimer par sa législation scélérate.
On peut bien évidemment prétexter que la réforme est en cours; mais ce serait abuser de la patience du peuple, car rien n’empêche d’accélérer la réforme inéluctable en ayant de suite recours au gel des textes les plus honteux. Cela doit concerner notamment tous ceux dont la suspension immédiate aura des retombées immédiates et tangibles sur la vie du peuple, ses jeunes surtout, les premières victimes des snipers, et qui ne doivent plus être harcelés par les forces de l’ordre dans toutes les manifestations de leur vie privée et leur envie de vivre, jouir de leur jeunesse. N’est-ce pas l’âge légal de jeter sa gourme?
Bien mieux, il importe d’arrêter de priver nos jeunes de leur droit inaliénable à circuler librement, y compris en dehors du territoire national. Cela se fera en exigeant de nos partenaires occidentaux, premiers bénéficiaires de la chute de la dictature, la transformation du visa actuel en visa biométrique de circulation. Cela mettra, au demeurant, fin aux drames honteux dont la Méditerranée est la scène ainsi qu’à ce faux problème de la clandestinité qui n’existe que du fait de la fermeture des frontières.
Car le visa de circulation est un outil parfaitement conforme aux réquisits sécuritaires, outre d’être une initialisation du droit à la libre circulation en étant délivré gratuitement et pour des entrées multiples durant une durée minimale d’un an renouvelable automatiquement. Voilà ce qui sortirait nos autorités, et à peu de frais, de l’imbroglio immoral actuel du black-out fait sur les snipers, et qui n’est plus guère possible.
* Ancien diplomate, écrivain.
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