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Tunisie: De la démocratie électorale à l’économie de la protestation

La protestation, expression de la parole et l’opinion libérées au lendemain du 14 janvier 2011, est devenue un élément essentiel du jeu politique tunisien…

Par Chantal Berman *

Un autre mois de janvier vient d’enregistrer une nouvelle vague de protestations en Tunisie. Cette fois-ci, réagissant à la mise en œuvre par le gouvernement tunisien d’une série de mesures d’austérité prévues par la Loi des Finances 2018, les manifestants ont envahi les rues à travers le pays, dans un mouvement généralisé où se sont mêlés sit-ins pacifiques et attaques contre des édifices publics et saccages d’établissements privés.

Les autorités tunisiennes ont vite répondu en procédant à plusieurs centaines d’arrestations et en décidant un certain nombre de mesures d’accompagnement pour atténuer les effets négatifs de la flambée des prix et la cherté de la vie.

Trente actions sociales par semaine, depuis janvier 2011 !

Nous avons déjà assisté à cela par le passé. Bien plus qu’une démocratie électorale, la Tunisie post-révolutionnaire est devenue une économie de la protestation.

Confrontés à la confusion de la transition et à la détérioration du filet de la sécurité sociale, les Tunisiens ont très souvent défendu leurs revendications et exprimé leurs griefs par les moyens de manifestations, de sit-ins et de grèves.

Durant les dernières années, j’ai pu rassembler des données sur les mouvements de protestation et les réponses des autorités en m’appuyant sur les informations relayées par la presse tunisienne. Par exemple, le quotidien ‘‘Al-Chourouk’’ a fait état d’une moyenne hebdomadaire d’environ 30 mouvements de protestation et de grèves, depuis le déclenchement la révolution, en janvier 2011.

A mesure que les craintes au sujet du contenu de la constitution et sur l’équilibre politique entre les forces laïques et islamistes se sont estompées, à partir de 2014, une proportion plus importante des protestations – soit 87% en 2016, par exemple – ont trait à des questions socio-économiques, se focalisant notamment sur l’emploi et la protection des travailleurs, le coût de la vie et les programmes d’aide sociale.

Plusieurs de ces mouvements sociaux sont une réponse à l’échec systématique de la gouvernance sociale des responsables locaux – tels que le non-paiement injustifié de salaires, la mauvaise praticabilité des routes, des enseignants en grève contre le sous-financement des établissements scolaires.

Dans près de 15% des cas, les manifestants ont négocié avec les responsables politiques et, parfois, ils ont obtenu gain de cause. En l’absence d’un Etat-providence solide et actif, le phénomène de la protestation est devenu en Tunisie un moyen couramment utilisé – et occasionnellement efficace – dans les négociations entre les citoyens, les travailleurs et les autorités publiques.

Quelles sont, en définitive, les retombées de cette protestation sociale en Tunisie ?

Les spécialistes des sciences sociales ont longtemps considéré l’opportunité d’une plus grande justice sociale comme étant l’un des avantages de la démocratisation. Théoriquement, les citoyens jouissant du droit de vote dans le cadre d’élections libres peuvent faire valoir leurs intérêts – c’est-à-dire qu’ils voteront pour les candidats et les partis politiques qui promettront d’empêcher les prix d’augmenter et de maintenir élevées les prestations sociales.

Dans la pratique, cela veut dire que des dirigeants élus démocratiquement confrontés à une colère sociale devraient répondre aux revendications des protestataires –sinon par empathie, du moins par souci de garder leurs postes politiques, à l’occasion de la prochaine échéance électorale.

Curieuses concessions

En Tunisie, où la révolution de 2011 s’est construite autour des appels pour l’équité sociale, les citoyens n’ont encore vu aucun progrès significatif dans la réduction des disparités de revenus et des inégalités des chances. A l’échelle nationale, les négociations entre l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et l’organisation patronale, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), sur les réformes systémiques n’ont pas abouti et une loi de 2017 sur la réconciliation économique amnistiant des responsables de l’ancien régime soupçonnés de corruption a suscité la colère des citoyens, selon lesquels cette disposition légale est un présent offert aux élites corrompues, au détriment du bien-être des citoyens.(…)

Confrontés à tous ces échecs, les citoyens continuent de protester et de curieuses concessions leur sont accordées localement, servant plutôt de palliatifs pour calmer la colère de la rue et permettre à l’économie locale de continuer à fonctionner.

Cependant, l’analyse des données sur la protestation, durant la période post-2011, montre que les manifestations n’ont pas été plus susceptibles d’obtenir des concessions que des manifestations semblables sous le régime de Ben Ali. D’un point de vue social, les citoyens tunisiens et leur Etat se trouvent dans une impasse.

Il n’est pas surprenant, donc, que des concessions aient été obtenues – statistiquement, à 75% – par les protestataires recourant à l’usage de l’arme de la perturbation économique, en particulier par le barrage des routes, l’occupation des sites industriels et établissements publics, ou le blocage de l’extraction de ressources minières.

Des groupes de manifestants à Gafsa empêchant de rouler les trains transportant le phosphate de cette région, où la production de ce minerai a chuté à 40% de son niveau pré-révolutionnaire, ont reçu en échange de l’arrêt de leur mouvement des emplois dans la fonction publique.

Des protestataires qui ont bloqué, pendant plus d’un mois en 2017, les champs pétroliers dans le gouvernorat de Tataouine, dans le sud du pays, ont arraché les promesses de 3.500 emplois et le financement, à hauteur de 80 millions de dinars, d’un plan de développement régional.

Une autre tendance pertinente à relever concerne le profil des personnes qui ont le plus protesté durant la transition en Tunisie. Notre étude montre qu’il y a, durant la période post-révolutionnaire, une montée remarquable de ce que les observateurs tunisiens appellent les protestations spontanées –c’est-à-dire des manifestations de base organisées par des personnes n’appartenant à aucun groupe établi de la société civile.

La désorganisation protestataire vs l’organisation syndicale

Ce phénomène d’actions sans meneur a pris racine dans le contexte du vide sécuritaire de 2011, à un moment où les citoyens qui ne bénéficiaient pas d’un cadre institutionnel protégeant leur protestation – tels que les chômeurs, historiquement privé du droit d’appartenir à une organisation syndicale– ont commencé à faire entendre leurs voix et à défendre leurs revendications. Et ce type de désorganisation protestataire a pris de court les responsables publics qui ont très souvent manqué d’intermédiaire pour négocier avec ces groupes. Les manifestations des organisations disposant de représentants et de canaux établis, telle que l’UGTT, ont généralement connu une meilleure issue. Une action de protestation menée par un syndicat débouche à 40% sur des concessions.

Les pressions fiscales auxquelles a été soumise la transition tunisienne, notamment l’enveloppe salariale de la fonction publique et les négociations du pays avec les bailleurs de fonds internationaux, ont indéniablement joué un rôle décisif dans l’absence dans ce pays d’une large réforme de la politique sociale. A noter également que les politiques de distribution sont foncièrement politiques. Elles reflètent les calculs politiques des élites qui consistent généralement à cibler les véritables faiseurs de rois du jeu politique et ceux qui ont réellement la capacité de faire tomber un gouvernement en envenimant une crise; à maintenir des réseaux de partisans par le biais de certains avantages et à empêcher les parties rivales de recourir aux mêmes moyens.

Les dirigeants tunisiens peuvent, publiquement, condamner les manifestations qui portent préjudice à la production et menace la sécurité des rues – ainsi qu’ils l’ont fait la semaine dernière – mais ils sont également responsables de la structure incitative qui est la force motrice de ces actions de protestation. Les intervenants et chercheurs tunisiens ont vite fait de qualifier les concessions récentes d’insuffisantes pour répondre aux revendications légitimes des manifestants.

Selon cette logique désormais bien établie, il faut s’attendre à d’autres protestations – et très bientôt.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

* Chantal Berman est doctorante en sciences politiques à l’Université de Princeton.
**Les titres et intertitres sont de la rédaction.

Source: ‘‘Washington Post’’.

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