Dans son 3e roman, ‘‘La Marmite d’Ayoub’’, Ridha Ben Hamouda décrit un monde prude et grivois, convivial et rude, innocent et pervers, mais un monde où la quête du bonheur est encore possible.
Par Hassine Ben Azouna *
L’écriture est souvent prétexte à écrire car, pour paraphraser La Bruyère, tout est dit et l’on vient trop tard. En effet, ce qui compte de plus en plus aujourd’hui n’est pas ce qui est nécessairement raconté autant que ce qui est écrit. C’est la devise de Ridha Ben Hamouda qui lui a valu, à mon avis, le Prix Comar du Premier Roman du pour ‘‘Zitoyen! ou la génération nomade’’, paru en 2012.
Nous reconnaissons l’auteur du deuxième roman publié en 2014, ‘‘Le Vingt-quatrième hiver’’, non seulement à son récit mais surtout à la verve de son style. La langue française dont il multiplie les nuances et les idiomes reste le véritable héros, une langue poétique, riche et touffue tout en étant rigoureuse et méticuleuse, une langue qui habille son récit, crée l’émotion et maintient à elle seule cette tension qui sous-tend, presque sans trêve, son univers fictif.
Une écriture délicate, subtile et pittoresque
L’auteur ne vise pas la brièveté car son récit repose sur ce que Diderot appelle la «multitude de petites choses» qui nous donnent l’illusion qu’il restitue la réalité. Il écrit avec volupté et, disons-le, avec bonheur. Le romancier, qui semble voltiger en écrivant, nous invite à partager cette écriture délicate, subtile et pittoresque.
Nous n’avons pas fini de découvrir cet auteur et, d’une certaine manière, de nous découvrir nous-mêmes dans ce troisième roman qui clôt la trilogie, ‘‘La Marmite d’Ayoub’’, où nous retrouvons la même fascination de l’écrivain pour les mots, le même amour balzacien des «immenses détails», la même ironie qui n’est jamais vipérine même si elle n’épargne rien et personne, la même retenue qu’il s’évertue à contenir quand il peint le mal-être de personnages cherchant à se protéger tout en gardant leur part d’ombre, embourbés qu’ils sont dans un tissu de contradictions manifestes, de désirs inavoués et de fantasmes lubriques, ainsi que le même recours à tous ces non-dits qui révèlent le désarroi de tout ce monde et interpellent nécessairement le lecteur.
Nous retrouvons les mêmes thèmes chers à l’auteur: conscience citoyenne, solitude dans le couple, difficulté d’aimer et d’être aimé, secret pouvoir des sens ainsi que la force et l’ironie du destin ou du hasard, comme chacun l’entend.
Ces personnages peuvent nous rebuter par leur hypocrisie, leur imposture, leur vanité, leur servilité ou leur ingratitude mais ils restent malgré tout attachants et proches de nous car ils sont nos semblables dans leur vécu sur lequel l’auteur jette un regard, en définitive, plein de tendresse.
Ces riens qui font ou défont la vie
‘‘La Marmite d’Ayoub’’, probablement un clin d’œil à la pièce de théâtre ‘‘La Marmite’’ de l’auteur latin Plaute, raconte une simple histoire dont le thème central est la nature du bonheur, question qui commence et boucle le récit sur un ton faussement interrogateur, sous couvert de l’intrigue principale: un vieux sanglier sème la terreur dans le village de Témar et provoque une discorde qui oppose les villageois et des chasseurs venus d’ailleurs.
Quatre complices aux différents parcours, tourmentés par un amour présent ou passé, se retrouvent au «pays-des-vergers»: le principal témoin de toute cette fresque, son confident, un véritable cordon bleu, et deux amis, un hédoniste-né et un Italien amoureux. Une foule d’autres personnages gravitent autour d’eux mais ils sont confrontés eux-mêmes à une jolie aventurière citadine ainsi qu’à une belle veuve, sa complice de mère et sa cousine risque-tout, telles les trois Grâces, ici porteuses de subversion, qui arrivent à vivre dans le vertige à l’insu de tout le village.
Un tissu social fort complexe sort progressivement de l’ombre sous les yeux du lecteur, fait de nuances, de demi-teintes, de détails subtils et de ces riens qui font ou défont la vie. Une série de tableaux, à la fois réalistes et fantastiques, sublimes ou loufoques, toujours peints pour exprimer l’invisible, se succèdent au gré des événements et donnent l’impression au lecteur émerveillé d’être tombé dans le puits d’Alice.
Quoique tout bon écrivain magnifie tout ce qu’il touche, ce récit est fort réaliste et reste bien ancré dans la réalité tunisienne. Il se déroule dans divers lieux qui nous sont familiers et où se meuvent des personnages qui ont tous un air de famille. Rien n’est véridique dans cette fiction mais tout y est vrai.
À l’instar de la vie, ce roman est fait de murmures, d’atermoiements, de surprises, de duplicités, de mensonges, de peurs, de trahisons et de violences mais aussi de plaisirs, d’amour, de tendresse et de fraternité, ambigus il est vrai.
L’auteur nous décrit un monde prude et grivois, convivial et rude, innocent et pervers, mais dans tous les cas, un monde où l’appétit des sens est exalté, l’émotion est maîtresse et la quête du bonheur encore possible.
Gagné par la poésie du texte et la musicalité du style de ce dernier roman de Ridha Ben Hamouda, la fable est devenue mienne et j’ai fini par m’imaginer en être moi-même l’auteur! Ne dit-on pas que le lecteur lit, derrière le livre écrit, sa propre histoire?
Me vient justement à l’esprit le récit autobiographique de Michel Tournier, ‘‘Le vent Paraclet’’, où cet immense écrivain, et grand amoureux de notre pays par ailleurs, écrit: «Le lecteur… ne doit pas découvrir des choses nouvelles à sa lecture, mais reconnaître, retrouver des vérités, des réalités, qu’il croit en même temps avoir pour le moins soupçonnées depuis toujours.»
* Universitaire.
** ‘‘La Marmite d’Ayoub’’, roman de Ridha Ben Hamouda, publié par Sud Editions, 315 pages, Tunis, janvier 2018.
Note :
1- Plaute, né vers 251 av. J.-C. et mort en 184, a écrit ‘‘La Marmite’’, une satire sociale dans laquelle la marmite est le personnage moral du drame et ainsi domine toute l’action. La réplique de Lyconide dans la scène II ne nous semble pas fortuite: «Descends! Les dieux en faction/ Veillent sur ton bonheur; nous avons la marmite.» Il continue plus loin comme suit: «O Marmite, la vie et l’espoir de ton maître/Au bonheur, grâce à toi, je vais enfin renaître.» Il va sans dire que la question de savoir en quoi consiste le bonheur et les moyens d’y arriver se pose depuis l’antiquité gréco-romaine.
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