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Au-delà des polémiques : Une lecture juridique du rapport de la Colibe

Les membres du Colibe avec le président de la république Béji Caïd Essebsi. 

Les polémiques suscitées par le rapport de la Colibe ont été d’ordre religieux, politique ou idéologique, rarement d’ordre juridique ou même social. L’auteure examine ce rapport sous ces deux angles, au-delà de toute euphorie ou violence.

Par Kahena Abbes *

Quelle place attribuer à l’individu au sein d’un Etat, d’une société, d’une famille? Constitue-t-il le centre, le noyau de tout groupement, de toute organisation, puisqu’il est l’auteur de tout projet, création, innovation? Où situe-t-il à la périphérie, contraint qu’il est de répondre au conformisme social dicté par ses ancêtres? La réponse à ces questions, dépendra de la liberté dont il dispose.

La Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) fut créée, à l’initiative du président de la république, Béji Caid Essebsi, par le décret N°111 du 13 août 2017, pour élaborer un projet de loi à propos des libertés individuelles et de l’égalité, qui soit conforme et à la constitution tunisienne de 2014 et aux normes internationales des droits de l’homme.

Une lecture rationnelle, éclairée de l’islam

La Colibe a opté pour une approche socio religieuse, en se référant à une lecture rationnelle, éclairée de l’islam, qui situe l’homme au centre de toutes les préoccupations, en tant que créature dotée de certaines facultés : celle de faire des choix, d’être libre, d’en assumer la responsabilité.

Cette reconnaissance de l’individu en tant qu’être libre incarne une rupture avec la lecture littérale et dogmatique de l’islam, qui fut à l’origine du despotisme, tout au long de l’histoire de la culture arabo musulmane.

En ce qui concerne l’égalité, la Colibe va s’appuyer sur la réalité socio économique de la Tunisie actuelle, qui témoigne de la participation de la femme aux charges familiales et à la production de la richesse, sans pouvoir bénéficier des mêmes droits que l’homme, en matière successorale.

La première partie du rapport est consacrée à la liberté individuelle, une définition assez large de celle-ci, excédant le domaine classique des droits subjectifs, est élaborée : celle qui consiste à attribuer à l’individu le droit d’exprimer sa singularité, indépendamment d’autrui.

L’individu ne doit être asservi par aucun pouvoir

Ainsi, l’individu devient une valeur en soi, il ne doit être asservi par aucun pouvoir qu’il soit religieux, social ou politique. Il a droit à une protection de la part des instituions de l’Etat, en tant que tel, au-delà de toute autre considération : l’appartenance à une classe sociale, à un genre, ou autres.

Par conséquent, toute vie humaine acquiert une valeur inestimable d’après l’article 22 de la constitution tunisienne, ce qui implique, d’après la Colibe, ou bien l’abrogation de la peine de mort, ou sa limitation aux cas extrêmes dans l’impossibilité réparer le préjudice subi par la victime.

Dans la même logique, la Colibe propose la pénalisation de l’incitation au suicide par autrui.

Ainsi, la Colibe a proposé, une définition extensive de la torture, par rapport à celle prévue par l’article 101 bis du code pénal, en ajoutant la torture infligée à une personne afin de la punir, en raison de sa liberté individuelle, orientation sexuelle, convictions politiques, religieuses ou autres, ou en sa qualité de témoin ou de partie civile.

Le rapport gouvernant/gouverné est fondé sur la liberté de l’individu sans porter atteinte à autrui, par conséquent, l’Etat doit respecter les trois principes suivants : la présomption d’innocence, le principe de la légalité des peines et des délits, la personnalisation des peines.

Par conséquent, il serait nécessaire de déterminer la date de l’arrestation de l’inculpé, en lui permettant la possibilité d’un recours à l’encontre d’une telle décision, de définir avec précision des délits comme l’atteinte à la pudeur ou la prostitution afin de les soustraire à l’arbitraire du juge.

Reconnaissance des droits individuels et protection de l’individu

Concernant la liberté de conscience, source de toute les autres libertés, elle signifie le droit de changer de religion ou de convictions, d’avoir le droit d’être croyant ou athée, dans ce sens la Colibe rappelle que l’article premier de la constitution tunisienne n’est nullement prescriptif mais descriptif, il s’agit simplement de rappeler que l’islam est la religion de la majorité des Tunisiens, sans opter pour une théocratie.

Ainsi, l’article 6 de la constitution prévoit-il une sanction aussi bien du délit blasphématoire que des accusations d’apostasie.

Concernant le blasphème, il n’est punissable que s’il y a incitation à la haine, violence, ségrégation raciale, il en est ainsi pour l’accusation d’apostasie, définie, comme tout acte d’une personne qui prétend l’appartenance ou non d’une autre personne à une religion, ou son abstention de pratiquer certains de ses rites.

La protection de l’individu s’étendant à tous les aspects de sa vie privé, la Colibe a élaboré une définition assez large de celle-ci, qui englobe : noms, croyances, convictions, logements, fonctions, état financier, état de la santé, orientation sexuelle, et c’est dans cette perspective que la dépénalisation de l’homosexualité fut proposée, puisque les limites de la liberté individuelle, telle qu’elle fut définie, ne peuvent être justifiées que par l’atteinte à la sécurité de l’Etat, à la morale publique (dans sa version plurielle), ou bien pour éviter toute atteinte aux droits d’autrui, c’est-à-dire par nécessité

Consacrer l’égalité des droits entre hommes et femmes.

La deuxième partie du projet consiste à consacrer l’égalité des droits entre les hommes et les femmes.
D’abord, la tutelle doit être accordée à la mère, au même titre qu’au père, soit au cours de la vie conjugale, soit après le divorce.

Les deux conjoints coopèrent dans la conduite des affaires de la famille, ils partagent les charges et la responsabilité de leur foyer, sans distinction, ainsi l’époux n’est plus considéré comme chef de famille, et l’épouse est dans l’obligation d’assumer les dépenses de la famille, si elle dispose d’un revenu fixe, et n’a plus le droit, dans ce cas précis de demander la pension alimentaire à son époux.

Quant à l’enfant naturel, il a non seulement le droit à prouver sa filiation sans aucune distinction avec l’enfant légitime (né dans le cadre du mariage) mais aussi celui d’hériter son père.

Enfin, en matière successorale , la Colibe propose d’instituer le principe d’égalité entre frères et sœurs, de permettre au père et au grand-père d’hériter 1/6 seulement de la succession et la fille ce qui en reste, de permettre aux petits-enfants d’avoir la même part que leur père décédé dans l’héritage du grand-père, de permettre aux époux d’hériter à part égale en absence d’enfants, et à la veuve ou au veuf de demeurer à vie au domicile conjugal, à condition qu’il soit indivisible entre héritiers, que le mariage du conjoint héritier a pu continuer au moins 4 ans.

L’égalité est le principe, cependant, toute personne peut rédiger un testament par acte authentique pour choisir le régime actuel qui permet à l’homme d’avoir le double de la part accordée à une femme, s’agissant du partage de la succession entre frères et sœurs.

Les polémiques suscitées par le rapport de la Colibe ont été d’ordre religieux, politique ou idéologique, rarement d’ordre juridique ou social, car il s’agit bel et bien d’un vaste projet de société à débattre au-delà de toute euphorie ou violence.

* Avocate et écrivaine.

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