Comme dans le conte d’Andersen, Ennahdha est un empereur nu, trompant sur ses supposés habits invisibles. Prétendues valeurs islamiques, ces habits sont une arnaque comme le manifeste l’initiative législative d’interdiction du test anal, non de l’homophobie.
Par Farhat Othman *
D’origine espagnole, le Conte des Habits neufs de l’empereur a été rendu célèbre par le danois Hans Christian Andersen. Il raconte comment deux escrocs ont abusé de la naïveté d’un empereur que personne ne pouvait contrarier. Cet empereur aimant s’habiller coquettement et arborer de belles vêtures, ils ont prétendu tisser une étoffe de qualité rarissime et l’ont convaincu que les sots ne pouvaient la voir eu égard à sa qualité supérieure, une sorte de tissu céleste, spirituel; or, qui voit l’esprit ?
Ainsi ont-ils trompé le monarque absolu qui a prêté foi à leurs prétentions de lui livrer une étoffe exceptionnelle, à la mesure de sa propre somptuosité, invisible donc aux sots et au commun des mortels. Avec un tel habit, pensa-t-il, il pourrait vérifier la sottise de son peuple, pour mieux le mater. Comme il était jaloux de sa supposée science infuse, personne de son entourage n’osait le contrarier, en effet, encore moins se prétendre intelligent; la sottise était une garantie de survie, et on se faisait passer volontiers pour sots.
Se laissant prendre au piège des charlatans, l’empereur ordonna le tissage et ne dit mot quand il vint contrôler l’avancement des travaux puisqu’il n’y avait absolument rien à voir sur les métiers à tisser; supposés s’activer au tissage de l’étoffe céleste, les escrocs ne faisaient que simuler. De peur d’être jugé lui-même sot, l’empereur se tut, même s’il était troublé de ne rien voir. N’était-ce pas là une preuve de la sottise, selon les filous des propos desquels il ne doutait point? Il en alla de même pour ses ministres et conseillers envoyés, par la suite, à sa place surveiller l’avancement des travaux : ils n’avouaient pas ne rien voir, non plus, afin de ne pas paraître sots ou imbéciles. Ils ne parlaient que de la beauté du tissu.
De la sorte, la supercherie prit forme et l’habit invisible devint une réalité visible pour tous, par simple croyance et fausse déclaration. Du coup, dans tout le royaume, il n’était plus question que de cette étoffe extraordinaire dont tout un chacun louait la qualité et la finesse; personne bien évidemment n’osait dire qu’elle n’était pas visible, ou tout simplement n’existait point.
Le jour où l’habit était supposé prêt à être porté, l’empereur enfila un habit qui n’existait pas; tout un chacun feignit de ‘admirer comme si le monarque était effectivement habillé le plus somptueusement malgré sa nudité flagrante. C’est nu comme un ver que l’empereur sortit parader devant son peuple, se faisant acclamer comme s’il portait les plus beaux atours. Bien évidemment, tout le monde s’extasiait devant l’habit illusoire. Seul enfin, un enfant turbulent, n’écoutant pas ses parents jouant la comédie générale, osa s’écrier que l’empereur n’avait pas du tout d’habit, qu’il était à poil.
On sait bien que la vérité sort de la bouche des enfants ! Selon le conte, elle a même fini par être admise, tout le monde donnant enfin raison au petit garçon, y compris l’empereur, lui faisant comprendre à quel point il a été victime d’une arnaque. Seulement, pris en son propre piège, ne pouvant se dédire, il ne dit mot et continua sa parade nu, comme si de rien n’était, le spectacle de la comédie du pouvoir devant aller jusqu’au bout.
Le syndrome des habits de l’empereur
De ce conte, on tira ce que Frank Gross appela « syndrome des habits de l’empereur »; c’était en 1971 en dénonçant une pratique courante en médecine où un diagnostic erroné peut être confirmé et finir par s’imposer comme vérité. C’est au reste le cas de nombre d’arnaques médicales, la plus célèbre étant celle de la soi-disant maladie d’Alzheimer, vieillissement cérébral problématique, mais naturel, dont l’industrie pharmaceutique a fait une maladie à la suite de l’erreur initiale (que d’aucuns soupçonnaient volontaire) du patron d’Aloïs Alzheimer, le psychiatre Emil Kraepelin.
Si déjà en médecine les erreurs de diagnostic sont légion, c’est pire en politique. C’est même une technique de gouvernement consistant à simuler et dissimuler. Aussi, le syndrome des habits de l’empereur y est bien la règle. C’est en tout cas aujourd’hui le cas, en Tunisie, avec le parti islamiste. Arrivé au pouvoir à la faveur de son péché originel que fut le coup d’État, déguisé en coup du peuple, à l’instigation de l’ancien soutien yankee du dictateur, le parti islamiste s’est affublé de l’habit invisible de l’islam dont il a usé et abusé pour servir sa propre stratégie dans le pays tout autant que celle de ses soutiens d’Occident, aussi bien en Tunisie transformée en souk où tout se vend et s’achète, que dans le monde, à commencer par la Libye et le Proche Orient.
Or, après près de huit ans au pouvoir, l’habit invisible d’Ennahdha s’est usé, la conviction entretenue par certains de voir l’islam d’Ennahdha évoluer sincèrement vers une véritable démocratie islamique s’émoussant et s’évanouissant. Aussi, si le roi islamiste est désormais bel et bien nu, le syndrome de ses habits islamiques continue à jouer à plein régime. Et c’est moins par un talent exceptionnel de sa part que par l’impéritie de ses supposés concurrents ou ennemis à le contrer en osant l’attaquer sur les sujets les plus sensibles, ceux qui constituent son talent d’Achille, là où la vérité s’impose, la question des libertés individuelles.
Au vrai, nos supposés modernistes, y compris les humanistes, se révèlent aussi dogmatiques sur ces sujets qu’Ennahdha. Pour s’en assurer, il suffit de voir leur gestion de ce qui sont autant de marqueurs de l’État de droit, des libertés et de l’humanisme. Comble de l’absurde, sur certains de ces marqueurs, comme l’abolition de l’homophobie, la dépénalisation du cannabis ou la liberté de consommation d’alcool, on a même assisté à des initiatives osées, dans le cadre de sa jonglerie médiatique, de la part de certaines icônes d’Ennahdha. Malgré de telles ouvertures qui se devaient d’être instamment exploitées, on n’a rien vu venir en termes de projet ou de proposition de loi de la part des modernistes pour lier le parti islamiste par ses propres paroles, lui rappeler même les engagements pris auprès des humanistes d’Occidents, ses indispensables soutiens.
C’est même flagrant sur la question de l’inégalité successorale où, malgré un engagement ferme du président de la République, on n’ose pas encore non seulement avancer le texte de loi nécessaire à cet effet, mais aussi rompre avec la fausseté consistant à prétendre que l’égalité serait contraire à l’islam, alors qu’elle est imposée par la juste compréhension de cette foi qui impose la parfaite égalité, étant juste par essence. C’est une telle inertie chez les humanistes qui encourage Ennahdha a mobiliser ses troupes les plus intégristes pour manifester, troubler l’ordre public, afin de justifier en quelque sorte son opposition à cette fatalité.
Peut-on donc attendre la parole de vérité spontanément du parti qui démontre jour après jour s’adonner à la politique à l’antique, et donc user à tout bout de champ de fausseté, et ce par intérêt ou par habitude ? Il importe de l’y obliger en prenant l’initiative de la dire, cette vérité !
C’est ainsi et ainsi seulement que la nudité attestée d’Ennahdha en matière des valeurs authentiques de l’islam sera prouvée et admise; et c’est ainsi que sera montré l’envers du décor de ce parti attaché à jouer à soigner son apparence, prétendre porter le plus bel habit de l’islam, alors qu’il n’exhibe que sa nudité, loin d’être érotique, belle à voir qui plus est.
Nudité éthique d’Ennahdha
Nu, le roi islamiste l’est aujourd’hui en Tunisie, surtout en termes éthiques. Il ne lui sert plus à rien, pour retrouver son honneur, de le nier; il ferait même mieux de revendiquer son droit à pratiquer le naturisme, acceptant enfin la preuve désormais faite que la nudité n’est ni honteuse ni interdite en islam, pouvant y être même un choix de vie. Autant dire qu’il doit faire sa révolution mentale qui tarde par trop encore !
C’est d’autant plus nécessaire qu’il adhère, ne serait-ce que du fait d’un trait culturel arabe attesté, à la dictature de l’image. Or, il ne faut jamais douter que la politique, qui est loin d’être une éthique, n’a pas moins sa propre esthétique, une logique imparable qui en fait certes une beauté du diable, mais un spectacle qui s’impose à la vue et qui en impose par la perfection de sa trame et de ses tenants et aboutissant dans le service d’une fin, quelque soit la moralité de sa visée première. Ne parle-t-on pas de la moralité d’une histoire, ce qui entend le sens à en retenir, sa vérité au-delà ou nonobstant tout caractère moral ?
Louvoyant, ne s’empêchant d’user du vrai pour en faire fausseté et du faux pour l’affubler d’un vernis de véracité trompeuse, le parti islamiste joue moins l’éthique islamique que la conformité à l’esprit capitaliste avec les tenants duquel il est en alliance, ce fameux «capitaislamisme sauvage» dont je parle. Ce n’est pas en soi une tare, puisqu’en notre monde globalisé, l’intervention étrangère est fatale, surtout dans un pays au positionnement stratégique comme la Tunisie avec son étroite dépendance de l’Occident. Ce qui pose problème, c’est l’usage qui a été fait du pouvoir ainsi obtenu par Ennahdha, nonobstant la manière d’y être arrivé qui constitue son péché originel. Car on peut arriver au pouvoir de la manière la plus légale et on abuser (et l’histoire regorge d’exemples en la matière) comme on peut aussi prendre le pouvoir illégalement pour instaurer la légalité.
Ce n’est pas ce qu’ont fait nos islamistes qui ont ce tropisme néfaste de limiter la légalité à une mauvaise lecture de la religion, étant encore incapables d’accepter que la foi soit réservée à la vie intime et ne doit en aucune façon investir le domaine public. Ils refusent cette conception comme étant une laïcité propre à l’Occident alors qu’elle découle de la juste et correcte compréhension de l’islam qui a été, en quelque sorte, laïque avant la lettre, séparant la religion du pouvoir. Ainsi, de la vie du prophète et de ses deux califes majeurs, les deux premiers surtout, il n’a jamais été question de théocratie; certes les religieux avaient leur mot à dire, mais en qualité d’autorité indépendante, rien de plus. C’est à la faveur du règne du premier représentant de la dynastie omeyyade, Othman, que les religieux — lecteurs ou récitateurs du Coran — ont commencé à prendre le pouvoir, commettant le premier régicide par des mains purement Arabes musulmanes.
C’est, en effet, la dynastie omeyyade qui a instauré la théocratie en islam, même si cela a été de manière homéopathique, usant subrepticement de la religion sous des dehors civils avant que la dynastie qui a suivi ne renforce la mainmise religieuse. C’est d’ailleurs avec les Omeyyades que la notion de califat, non du prophète mais de qui va instaurer le régime du califat, s’est imposée en tant que régime théocratique, car le calife est devenu celui qui représente Dieu et non du prophète comme cela a été, un temps, le cas avec les deux premiers califes. Je dis bien un temps, car il n’est pas attesté historiquement que le calife Abou Bakr a usé de la dénomination, et il est attesté que le calife Omar l’a très vite refusé, optant pour la qualité neutre de Prince des croyants, séparant bien le profane du religieux.
Nudité humaniste d’Ennahdha
Ne pratiquant pas une politique éthique malgré ses références supposées islamiques, Ennahdha ne peut avoir qualité de parler ni de relever de l’islam humaniste, seul vrai islam, car sa foi est frelatée par l’intégrisme le plus abject, celui qui refuse la parfaite égalité entre les fidèles et leur droit à une liberté de vie intime, surtout sexuellement, nonobstant leur sexe. Aussi, n’étant pas en mesure d’assumer publiquement ces turpitudes intégristes, on comprend pourquoi Ennahdha simule et dissimule ses intentions réelles, avec juste ce talent avéré de laisser à autrui le soin de faire le sale boulot.
Témoin en est la proposition de loi qui a été annoncée pour ce début du mois de novembre, devant porter sur l’interdiction du test anal. C’est un texte qui serait présenté par des députés faussement humanistes au prétexte d’aider à abolir l’homophobie en contournant ce qui serait un obstacle insurmontable : l’abolition de l’article 230 du Code pénal. Or, c’est ce que disent et laissent entendre les homophobes, et non seulement chez Ennahdha qui, si un projet consensuel est proposé (tel celui que j’ai diffusé ici et ailleurs), il le voterait. Cela suppose de s’attaquer au nœud gordien de la question, à savoir le rappel que l’islam n’a jamais été homophobe.
En effet, l’interdiction de l’homosexualité en islam est une pratique judéo-chrétienne introduite dans cette religion par les jurisconsultes influencés par la Bible, puisqu’il n’existe aucune prescription expresse sur le sujet ni dans le Coran, où les versets des gens de Loth relèvent du récit qui ne fait pas loi, ni dans la Sunna authentique, puisqu’il n’y a aucun hadith sur le sujet. Et comment pourrait-il y avoir quand on sait que le sexe arabe était holiste, ne distinguant pas entre les sexes masculin et féminin; ce que je nomme «érosensualité»? Or, de cela, nos laïcistes ne veulent pas parler, ni leurs sponsors occidentaux jouant double jeu et qui poussent dans le sens de contourner la question. D’où cette proposition de loi sur le test anal.
À la vérité, il ne s’agit que d’une arnaque portée par de supposés humanistes, car ne servant que les homophobes. En effet, en se limitant au test anal, on valide du coup l’homophobie, permettant ainsi au scélérat article 230 de ne pas être aboli. Pourtant, cet article est en fin de vie, étant condamné à être aboli tôt ou tard; et on l’a déjà dit, le parti religieux, principal obstacle, s’y est engagé auprès des Américains. Aussi, les plus intégristes tentent-ils cette manœuvre pour empêcher l’inéluctable. Le plus honteux est que cette arnaque rallie à elle certains des plus naïfs ou machiavéliques députés qui la présentent en un premier pas dans le bon sens, alors que c’est un pas en arrière.
Encore plus honteux, c’est de trouver des militants associatifs pour accepter une telle tromperie. Or, au lieu de se laisser ainsi berner par les cryptohomophobes, les vrais humanistes doivent soutenir exiger l’abolition de la cause, l’article 230. S’agissant du texte pour interdire le test anal, ils peuvent appeler à ce que cela soit un projet de décret, d’arrêté ou de circulaire à imposer au gouvernement. En effet, il n’est nul besoin de loi pour cette matière secondaire, un effet de la cause, l’article 230 qui doit, lui, faire obligatoirement l’objet d’un texte de loi.
De plus, les militants sincères doivent bien se rendre à l’évidence que l’interdiction du test anal ne rendra pas caduc ledit article moribond; elle lui donnera plutôt une seconde vie, le justifiant indirectement. Pourquoi ne pas lui donner le coup de grâce, surtout qu’on sait comme l’achever? Il suffit de dire que c’est un texte colonial, que sa base religieuse et morale est fausse, rappelant ce qui a été déjà démontré : que l’islam — au respect des valeurs duquel la constitution réfère — n’a jamais été homophobe.
* Ancien diplomate, écrivain.
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