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Portrait croisé : Mohamed et Samia Abbou ou les deux font la paire

Dans les discussions avec Mohamed Abbou, on imagine que c’est Samia qui monopolise la parole. Si son mari ose l’interrompre, elle lui cloue le bec. Elle ne va pas subir sous son propre toit le même traitement que celui que lui inflige le respect du temps de parole à l’Assemblée !

Par Yassine Essid

Notre démocratie brinquebalante, bizarrement vendue comme concept d’avenir pour les autres pays arabes, s’avère un idéal bien vague et un modèle désolant au vu du mode de fonctionnement de la représentation du peuple: une véritable escroquerie et une cruelle insulte envers tous les électeurs, passés et à venir.

En fait, depuis 2014, on n’a fait que transformer l’Assemblée nationale constituante (ANC) en Assemblée des représentants du peuple (ARP). Les vocations de l’une et de l’autre avaient pourtant changé, mais les mœurs sont restées identiques à elles-mêmes. Les éternelles joutes parlementaires d’hier, où se succédaient de part et d’autres les cris d’indignation, les critiques virulentes, les contestations, les empoignades voire les propos calomnieux, perdurent inlassablement. Quant au spectacle que donnent les députés de l’ARP aujourd’hui, qui traitent sans égard ni ménagement ministres et chefs de gouvernement, qui s’interpellent, hurlent, vocifèrent, vilipendent, et ne peuvent discuter sans se jeter des invectives à la figure, il est devenu pour le Tunisien l’objet ordinaire du débat démocratique.

Les choses ont changé depuis 2011, mais certains ténors et sopranos, qui sévissaient du temps de la Constituante, sont toujours là, contribuant aux problèmes, défauts, ratés, et blocages d’une Assemblée souveraine qui brille par l’absentéisme honteux de ses représentants. Leur comportement, toujours accessible par une médiatisation excessive, n’est pas sans écœurer ceux qui ont encore le respect des convenances qui régissent la vie en société.

Dans cet aréopage figurent quelques figures marquantes. Certains élus (es) auraient eu bien besoin d’effectuer un parcours initiatique en tissant avec les électeurs de leurs circonscriptions un lien intime et gagner ainsi une vraie légitimité de savoir politique. Il aurait fallu aussi leur enseigner quelques rudiments de civisme et de civilités : savoir mieux se conduire en public, user de relations saines, changer de ton en parlant et infléchir leur langage.

Un couple emblématique de la classe politique

Morceaux choisis.

Sait-on jamais ce qui se passe vraiment dans un couple emblématique de la classe politique, particulièrement ceux qui durent? Derrière les apparences, il y a une mécanique subtile : discussions ouvertes, désaccords occasionnels, mais un engagement profond fondé sur la confiance et la complicité et qui surmonte toujours les épreuves. Leur bonheur se sent, se palpe, irradie.

Ils sont mari et femme, ils sont tous les deux juristes de formation qui appartenaient au même parti et qui représentent actuellement un courant politique commun. Ils n’évitent aucun sujet mais partagent les mêmes idées, expriment les mêmes goûts et les mêmes préférences, apprécient et détestent les mêmes personnes, choisissent leurs fréquentations en fonction du partage de valeurs conjointes. Il leur arrive parfois de changer d’avis, mais toujours en couple. Sauf que rien n’est joyeux dans leur vie, car ils prennent tout au sérieux, imaginent toujours le pire, mènent de conserve une guerre sans merci pour transformer le pays à leur manière: instauration de mécanismes de lutte contre la fraude fiscale, préservation du pouvoir d’achat des citoyens, accélération du rythme de développement régional, installation d’une justice indépendante, traque sans merci de tous les acteurs corrompus et redressement de tous les contrevenants. Bref, tous les lieux communs des politicards, tous les poncifs des programmes électoraux auxquels nous sommes habitués. Le mieux cependant, serait que Mohamed ou Samia Abbou accèdent au pouvoir. On les verra alors à l’œuvre. Et puis, surtout, ce serait tellement reposant!

Mohamed Abbou est une personnalité politique entretenant une opposition radicale, c’est-à-dire celle qui ne reconnaît aucune alliance y compris avec l’instance gouvernante. Il demeure cloîtré dans une posture énonciative qui le pousse à la conquête du pouvoir en faisant usage de violentes diatribes, entre autres à l’encontre du chef de l’Etat et des Premiers ministres.

On doit à Abbou la semaine des quatre jours et demi de travail

Secrétaire général du Congrès pour la république (CPR), lorsque Moncef Marzouki en était le leader, fondateur du Courant démocratique, Mohamed Abbou cherche légitimement, comme un tas de gens, à traduire ses ambitions en une réalité concrète de futur président de la république, en déconseillant à son épouse de bien vouloir s’abstenir de faire de même. Il a été ministre sous la «Troïka» (la coalition conduite par les islamistes d’Ennahdha) chargé de la Réforme administrative et prônait à l’époque la transparence, la neutralité et l’intégrité, mais a dû démissionner, au bout de trois mois, en raison du refus du gouvernement Hamadi Jebali d’autoriser la création d’une Commission de contrôle du rendement administratif et de la lutte contre la corruption.

On lui doit cependant la semaine des quatre jours et demi de travail, si l’on compte l’absence de leur poste des pieux fonctionnaires – et ils le deviennent tous le vendredi – qui partent pour leur prêche du vendredi.
Mohamed Abbou est surtout un opposant systématique et… confidentiel. On oublie jusqu’à son existence n’eût été ses interventions médiatiques qui ne nous apprennent rien. Il est comme ces éléphants cachés dans les herbes, on ne les voit pas mais on entend très bien leurs borborygmes du ventre.

Depuis 2013, il n’a pas cessé de se distinguer en soutenant des opinions souvent incompatibles ou basées sur une morale pieuse. Il lui est arrivé, par exemple, de déclarer que la corruption, le mensonge et les pots-de-vin seraient d’autant plus répréhensibles que l’islam nous incite à les bannir.

En guerre contre tous, gouvernement et opposition, et se déclarant seule alternative

Se réclamant d’un courant d’opposition idéologiquement bien incertain et qui se réduit à des banalités de l’esprit, comme la promesse de «changer l’atmosphère générale, de renforcer les fondements de l’Etat, d’établir la justice sociale et de donner de l’espoir au peuple», il n’hésite pas à engager une guerre contre tous, attaque gouvernement et opposition, se déclare comme la seule alternative crédible, estime qu’il est seul capable de prendre en main l’avenir du pays et de le gouverner.

Son parcours politique est marqué par ses multiples volte-face d’adolescent capricieux : démission et contre-démission, dissidence, changement de courant politique mais incapacité de rallier un consensus autour d’un système politique fortement charpenté sur fond d’une stratégie clairement explicitée. Il faut avouer, à sa décharge, que les autres partis ne font pas mieux.

Ses rapports avec Ennahdha sont aussi instables qu’ambiguës. Il lui est arrivé d’accuser ce mouvement d’être arrogant et de nous mettre en garde sur ses tendances hégémoniques. Il retrouve également chez les dirigeants d’Ennahdha les pratiques et les modes de répression de l’ère Ben Ali qu’ils n’hésiteraient pas à exercer contre leurs adversaires politiques. En janvier 2018, Samia Abbou, menacée de mort, critique le silence des islamistes et assure que le mouvement Ennahdha exploite la religion à des fins politiques. Or, en novembre de la même année, Mohamed Abbou innocente les islamistes de toute implication dans les meurtres de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ce qui ne l’empêchera pas d’affirmer plus tard, et sans ambages, qu’Ennahdha ne disposerait pas seulement d’un appareil secret, mais qu’il continue à fonctionner comme une organisation secrète !

Ce qui est personnel ne saurait être politique, mais lorsqu’on parle de Samia Abbou, particulièrement en période pré-électorale, on évoque non plus une individualité, mais un couple, «les Abbous».

Samia Abbou : une sauvage énergie qui fait de l’ombre à son époux

Parler maintenant de Samia Abbou, c’est mettre en récit une innovation : l’intrusion de l’épouse dans le champ politique. La publicisation du couple, devenue superflue, ne met pas en exergue des relations inégalitaires, des images de femme auxiliaire, allant à l’encontre de l’idéal paritaire, sauf si son époux accède, comme il en rêve, à la présidence de la république, alors elle endossera la figure de la First Lady. La complémentarité des rôles serait alors revendiquée et assumée.

En attendant, Samia Abbou concentre plus d’attention que son époux, sous l’angle d’une potentialité de légitimité et plus de mise en visibilité.

Par rapport à Mohamed Abbou, Samia est une personnalité d’une autre trempe, ni pure ni bienveillante.

Déployant une sauvage énergie, elle ne cesse de faire de l’ombre à son mari, ce qui devrait susciter chez lui des sentiments jaloux. Tout en étant une élue du peuple, elle est également une personnalité politique, mais sans aucune envergure idéologique, s’inscrivant essentiellement dans la logique du discrédit.

Quelle conception a-t-elle de son activité de représentante du peuple aux dimensions multiples? Comment apprécie-t-elle un organe institutionnel dont la fonction est de légiférer? Que pense-t-elle des pouvoirs qui lui sont donnés, et de son rôle tout à la fois national et local?

Pour elle, le parlement n’est pas un lieu où s’expriment des idées censées orienter la politique nationale, il y a mieux à faire. Ainsi, de tous les rôles dévolus aux membres de l’instance législative, comme celui de proposer les lois, les étudier, les discuter et délibérer, seul le rôle du parlement comme tribune trouve grâce à ses yeux, du moment qu’il lui permet d’haranguer gouvernement et opposition, d’utiliser l’Assemblée comme caisse de résonance pour ses revendications ou les aspirations de son courant politique tout en lui assurant une indéniable célébrité. Elle tient à y faire entendre sa voix autant que possible sans autre but que celui d’être écoutée essentiellement par l’usage de propos offensants. C’est sa façon de concevoir la fonction militante pour défendre ce qui lui paraît conforme aux intérêts des veuves et des orphelins, d’être en somme leur porte-parole.

Ainsi peut-on parler, pour désigner ces personnages évoluant dans la sphère publique par l’intermédiaire des médias, qu’en tant qu’élue de la nation elle est une femme publique et en tant que Samia Abbou une femme publicisée.

Elle vocifère, elle attaque, elle accuse, elle vilipende, elle insulte…

Samia Abbou est donc une passionnaria, mais qui ne brille ni par sa personnalité ni par son éloquence ni par ses idées, mais par ses comportements d’opposante systématique à tout et tous et qui refuse de se plier aux règles. Elle est habitée par on ne sait quelle cause, obsédée jusqu’à l’excès par on ne sait quelle conviction, fait profession de sa colère et de son indignation. Sa stratégie consiste à traquer le mal sans relâche et ses occurrences médiatiques se comptent maintenant par centaines.

On ne peut lui attribuer aucun sobriquet car elle n’est pas «femme de pouvoir» comme l’est Angela Merkel: sauveuse, porteuse d’espoir, créditée d’un certain nombre de valeurs que porteraient mal les hommes : proximité, connaissance du terrain, sens du concret, du social, qui incarnait l’espoir d’un renouveau et sa présence vue comme la condition d’une démocratie authentique. Elle supporterait encore moins le surnom «La dame de fer» attribué jadis à Margaret Thatcher : dure, froide, inflexible, décidée et autoritaire, archétype d’un pouvoir féminin bien plus redoutable que celui des hommes et qui, dans un pays en situation d’instabilité, a réussi à redresser l’économie britannique en mettant en place une série de réformes radicales.

Elle n’est pas non plus une intellectuelle, incarnant la distance par rapport aux événements, réfléchissant sur les événements, envisageant autrement son activité, c’est-à-dire son rôle dans l’espace social et politique. En revanche, elle est dans l’attitude d’enfermement positiviste des juristes. Sauf que, bien qu’avocate, elle adhère à sa façon à l’esprit de l’habeas corpus. Pour elle, toute personne est présumée coupable jusqu’à ce que son innocence ait été légalement établie.

Son riche répertoire des stigmates, qui alimentent avec constance la chronique politique, traduit une conduite discutable et un comportement inadmissible de la part d’une élue du peuple, qui sont incompatibles avec les valeurs prônées par la République. Il est difficile dans ce cas pour les gouvernants d’obtenir l’obéissance des populations aux lois et aux valeurs qu’eux-mêmes ne respecteraient qu’imparfaitement.

Ainsi sous le regard des téléspectateurs sensibles à la diffamation, qui à chaque fois ont l’impression de vivre un moment exceptionnel, Samia Abbou fait feu de tout bois, et les trois minutes de paroles sont bien insuffisantes pour donner libre cour au fiel qui l’étrangle. Aux ministres, elle rappelle qu’en tant que mandataire du peuple elle a tous les droits, dont celui de demander qu’ils lui rendent des comptes.

Toujours munie de dossiers, de pièces à convictions, d’éléments d’accusations irrécusables, elle se conduit comme un procureur de la Haute Cour demandant la mort de quelqu’un. Ses questions au gouvernement deviennent alors des sentiments négatifs, des reproches, des accusations. Bref, de vrais réquisitoires.

Elle s’attaque à tous les ministres, reprochant à l’un son laxisme, à un autre l’absence des suivis concernant certains dossiers, à un troisième sa mauvaise gestion, sa pratique du népotisme, ses entente secrètes avec des industriels. Elle accuse des lobbies de pomper les réserves de devises du pays avec la bénédiction du pouvoir, demande aux membres du gouvernement de déclarer leurs biens à l’étranger, accuse des députés du bloc de la Coalition nationale de corruption, affirme que le recul de la retraite profite davantage à ceux eux qui ont été recrutés après la révolution, que la crise de l’enseignement secondaire n’est qu’un complot ourdi par le ministre en personne pour détruire le système éducatif tunisien. Elle évoque par ailleurs la possibilité du retrait de confiance à Mohamed Ennaceur, le président de l’ARP, accuse son vice-président de comploter avec les islamistes, exige l’ouverture d’une enquête en soulignant, là aussi, être en possession d’éléments de preuve indiquant «une entente entre Abdelfattah Mourou et le bloc Ennahdha pour semer la discorde parmi le peuple tunisien».

Dans les discussions avec son mari on imagine que c’est elle qui monopolise la parole. S’il ose l’interrompre, elle lui cloue le bec. Elle ne va subir sous son propre toit le même traitement que celui que lui inflige le respect du temps de parole à l’ARP! Une règle d’autant plus frustrante, qu’elle a tellement de choses à dire, d’histoires à raconter, de pratiques à dénoncer, de dossiers à révéler, de défaillances du gouvernement à confirmer, avec toujours des preuves irréfutables à l’appui.

Il y a dans tout cela de quoi fonder en politique un couple heureux sur le court et le long terme. Ce couple existe pourtant, c’est sûr, nous en avons rencontré. Les écouter, c’est recevoir une leçon de sagesse et d’espoir. Sans ironie, aucune !

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