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Débat sur l’Aleca : La coopération avec l’Europe depuis 1969 a-t-elle jamais servi la Tunisie ?

L’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne (UE), actuellement en négociation, pose de sérieux problèmes et suscite des réserves sérieuses au point que personne en Tunisie (y compris les représentants du gouvernement) n’ose s’engager clairement pour l’arrêt ou la poursuite des négociations.

Par Khémaies Krimi

Mountadaa Ettajdid, nouveau cercle de réflexion de sensibilité de gauche, a organisé, le 15 juin 2019, à Tunis, une conférence sur le thème : «L’Accord de libre-échange complet et approfondi, parlons en !».

Plantant le décor, les organisateurs de cette conférence, sponsorisée par la fondation Konrad Adenauer, think tank-allemand relevant de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), ont précisé que cette rencontre a pour but de solliciter du gouvernement des données précises sur l’évolution des négociations concernant cet accord. Il s’agit, notent-ils, «de se faire, à travers des discours contradictoires, une opinion rationnelle sur un sujet aussi complexe et aussi crucial pour notre pays que pour nos rapports avec l’Union européenne».

À cette fin, ils ont invité un partisan de cet accord, Afif Chelbi, président du Conseil d’analyses économiques (CAI) à la présidence du gouvernement, et un opposant, Abdeljelil Bedoui, économiste militant de la société civile.
Globalement la conférence a eu à essayer à répondre à trois principales questions : C’est quoi l’Aleca ? Quels en sont les enjeux réels? Où en sont les négociations ?

De quoi s’agit-il ?

Cet accord, dont les négociations ont démarré, le 13 octobre 2015, comporte 13 articles et s’articule autour de quatre axes: l’harmonisation des réglementations de l’environnement commercial, économique et juridique, la réduction des obstacles non tarifaires, la simplification et la facilitation des procédures douanières, l’amélioration des conditions d’accès des produits et services aux marchés respectifs.

Plus spécifiquement, ce projet d’accord vise à compléter et à étendre à d’autres secteurs (agriculture, services, marchés publics), la zone de libre-échange pour les produits industriels manufacturés mise en place en 2008 en vertu de l’Accord d’association Tunisie-UE de 1995.

Cet accord (Aleca) fait une mention spéciale de l’adaptation aux fameuses normes européennes qui seraient le meilleur passeport pour accéder à n’importe quel marché du monde. Ce sont, rappelons-le, des normes si exigeantes que même les Américains trouvent des difficultés à s’y adapter.

Quels en sont les enjeux réels?

Pour Afif Chelbi, représentant du gouvernement, l’Aleca est conçu dans la continuité des accords antérieurs de coopération et de partenariat conclus avec l’Europe, et surtout, de l’accord de libre échange pour les produits manufacturés conclu 1995. Pour cet ancien ministre au temps de Ben Ali, cet accord a été bénéfique à l’industrie tunisienne. Pour étayer ses propos, il a cité deux chiffres. Au niveau de l’emploi, cet accord a permis à la Tunisie de gagner 200.000 emplois en ce sens où le secteur industriel, qui employait en 1995 400.000 personnes compte actuellement plus de 600.000. Au cours de la même période, les exportations tunisiennes sont passées de 3 à 10 milliards d’euros.

M. Chelbi estime que, dans l’avenir, la Tunisie, réputée pour être le pays le plus ouvert de la Méditerranée et de l’Afrique, en termes d’exportations industrielles, n’a d’autre choix que de se remettre à inciter le secteur productif exportateur. Il a relevé que la proximité de la Tunisie du plus riche marché du monde en l’occurrence l’UE et les accords privilégiés qui lient les deux parties peuvent être des facteurs à même de l’aider à atteindre cet objectif. Il a minimisé l’apport de diversification des débouchés extérieurs de la Tunisie en invoquant le motif de non-compétitivité des produits et services tunisiens. On ne peut pas imaginer, de nos jours, des produits tunisiens concurrencer leurs équivalents en Chine, a-t-il-dit.

D’après ses projections, si la Tunisie parvient à réussir sa transition, elle devrait au bout de cinq ans, c’est-à-dire vers 2025, doubler ses exportations, améliorer son taux de change (apprécier le dinar) et atteindre ses équilibres financiers. Sinon, pour lui c’est le scénario grec qui se profile à l’horizon.
Il devait rassurer que ces négociations seront menées sur la base de critères qui protègent les intérêts de la Tunisie, à savoir, la gradualité, la différenciation par produits et par secteur, des mesures de mise à niveau préalables et l’exclusion de certains produits.

Pour sa part, Abdeljelil Bedoui a indiqué que l’Aleca est loin d’être une simple affaire d’adaptation aux normes ou de suppressions de barrières tarifaires, c’est un nouveau projet de société que l’UE cherche à imposer aux Tunisiens. Il a ajouté, en substance, que le débat contradictoire tuniso-tunisien qui se déroule à propos de cet accord est engagé entre ceux qui ont beaucoup gagné de l’accord de libre échangé de 1995 et qui veulent gagner davantage, d’une part, et ceux qui n’ont rien gagné de cet accord et qui risquent d’en perdre, d’autre part.

Il a déploré la tendance du gouvernement à avoir entamé des négociations avec l’UE sans aucune évaluation du partenariat entre la Tunisie et l’UE, depuis 1995, sans étude d’impact multidisciplinaire de l’Aleca et surtout sans disposer de stratégies de production viables et crédibles. Aujourd’hui, il est inadmissible de prétendre que nous négocions sur un pied d’égalité avec un géant comme l’UE alors que nous ne produisons presque rien. Nous importons presque la totalité de nos besoins. Comment peut-on espérer dans ces conditions gagner quoi que ce soit, a-t-il martelé.

Il devait évoquer ensuite les réserves formulées par la société civile vis-à-vis de l’Aleca. Il s’agit de l’exclusion de l’élément de la libre circulation des personnes de l’accord alors que c’est à cet élément là que les Tunisiens tiennent le plus. Il y a là une non-réciprocité inacceptable. Vient ensuite, l’asymétrie, voire le rapport en force en place. Le géant économique européen négocie avec un tout petit pays avec une économie de «pré-marché». Enfin, la complexité des procédures d’arbitrage qui ne serait pas favorables à la Tunisie en cas de litiges.

Où en sont les négociations ?

Ces négociations sont programmées sur 6 rounds dont 4 ont eu lieu, sans que l’opinion publique sache quoi que ce soit sur leurs conclusions. Difficile de ne pas y voir a anguille sous roche. Les quelques études d’impact sur l’Aleca sont contradictoires. Celle menée par le cabinet de conseil irlandais Ecorys, qui serait dirigé par l’UE, plaide pour cet accord et pour les avantages qu’il va procurer pour la Tunisie (augmentation des exportations).

La deuxième étude réalisée par un bureau d’analyses autrichien qui révèle une régression du PIB réel de 0,5 % en Tunisie si une liberté totale du commerce était mise en place et met en garde contre un accroissement du chômage et une aggravation du déficit commercial.

La troisième étude est effectuée par l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ). Cette étude aux ordres prévoit une amélioration de la croissance du PIB à long terme, à l’horizon de 2030, et montre que «le gain prévu en matière de croissance économique sera différencié selon le secteur» mais que certains secteurs risquent de pâtir de cet accord et que certaines activités pourraient disparaître.

Un accord posant de sérieux problème

Un débat devait être instauré au terme des deux communications. Samir Taieb, actuel ministre de l’Agriculture, a mis à profit sont intervention pour défendre le chef du gouvernement Youssef Chahed en lisant une déclaration faite par ce dernier lors de la célébration de la journée de l’agriculture, le 13 mai 2019, où il a affirmé qu’«aucun accord, qui ne préserve pas l’intérêt de la Tunisie, des agriculteurs et des marins pêcheurs ne sera signé».

Les chiffres cités par Afif Chelbi ont été fortement critiqués par certains participants. Pour eux le chiffrage en cette période de crise multiforme est secondaire. Ceci ne les a pas empêchés de rappeler que les exportations dont il parle ont été effectuées essentiellement par les entreprises off shore et dont les recettes ne rentrent pas en Tunisie. Ils ont rappelé que les exportations du régime général ont une faible valeur ajoutée et n’ont jamais été compétitives. Ils ont déploré également que l’Accord de libre échange n’a pas eu d’effet sur les filières industrielles (textile…) et sur l’élargissement du marché tunisien. D’autres ont remonté dans le temps et ont montré que la coopération de la Tunisie avec l’Europe depuis 1969 n’a jamais servi le pays et ne l’a pas aidé ni à moderniser son agriculture ni à intégrer son industrie.

Globalement, tout donnait l’impression que cet accord pose de sérieux problèmes au point que personne (y compris les représentants du gouvernement) n’a osé s’engager clairement si on doit arrêter les négociations ou si on doit les continuer.

L’essentiel est ailleurs

Par delà ce débat tuniso-tunisien, les intervenants ont oublié que l’UE dont ils parlent n’est plus celle-là même qui avait engagé le processus de négociation sur l’Aleca. Elle a beaucoup changé avec les dernières élections parlementaires. L’UE est confrontée, actuellement, au Brexit qui va la délester de 15% de son poids politique. Depuis, l’avènement Donald Trump aux Etats-Unis, elle découvre pour la première fois qu’elle a des ennemis et ne cesse de subir, en conséquence, les humiliations de Washington. À l’intérieur, l’UE d’aujourd’hui est confrontée au populisme, à l’émergence des nationalismes, au rejet des flux migratoires, à la remise en question des traités de l’Union et même de sa monnaie unique (l’euro).

En Tunisie, les responsables tunisiens qui négocient l’Aleca presque en catimini se comportent comme s’ils vont durer des décennies alors que, à cinq mois des échéances électorales, tous les pronostics du monde les donnent comme partants. Cela pour dire que le moment n’est pas opportun pour s’engager dans une aventure périlleuse comme l’Aleca.

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